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secrets des passions coupables, et ces mille détails de perversité et de corruption qui sont de telles anomalies pour une nature humaine saine et morale, qu’ils ne peuvent être devinés et doivent avoir été vus pour être décrits. L’aventure de Branwell et le séjour à Bruxelles sont les deux événemens qui semblent avoir le plus vivement agi sur l’esprit de Charlotte. De cette forte impression laissée sur elle par le spectacle du désordre et complétée par la réflexion et l’analyse sont sorties certaines peintures singulièrement dramatiques, qu’on ne croirait pas l’œuvre d’une jeune femme solitaire, dont la vie s’est écoulée dans le cercle le plus étroit. Quand on connaît l’existence de Charlotte, on demeure étonné de la vigueur avec laquelle ont été saisis et rendus non-seulement les frénésies et les transports de la passion, mais les sentimens pervers, les caractères dangereux, la logique sophistique du vice. Ajoutez aussi çà et là des détails qui arrêtent, font tressaillir de surprise et vous font demander : Où donc a-t-elle appris tout cela ? Charlotte était une de ces personnes qui justifient cette observation, que dans la science difficile du cœur humain le meilleur maître est la solitude, et qu’il n’est pas nécessaire, pour bien observer la vie d’être lancé dans le tourbillon. Charlotte et ses sœurs n’ont jamais vu le monde qu’à la dérobée, pour ainsi dire par des lucarnes soudainement ouvertes, par des trous de serrure, par des fentes de murailles. D’autant plus saisissant a été le spectacle, d’autant plus dramatique l’impression reçue.

Charlotte n’avait pas seulement à penser à Branwell. M. Brontë, nous l’avons dit, était devenu presque aveugle. Lui si ardent en politique, si curieux de nouvelles, ne pouvait plus lire ses journaux ; il fallait le conduire et l’installer dans sa chaire. D’un autre côté, Tabby, qui avait alors quatre-vingts ans, était devenue un embarras par sa persistance à vouloir continuer un service que ses forces ne lui permettaient plus, et que d’ailleurs on ne réclamait pas. On lui adjoignit une nouvelle servante ; mais Tabby empêchait tout empiétement sur ses attributions. Il en résultait de nouvelles fatigues pour miss Brontë, qui avait à recommencer secrètement l’ouvrage de la vieille servante. C’est au milieu de ces douloureuses et prosaïques occupations que Charlotte méditait et composait Jane Eyre.

Nous avons vu ce qu’était Charlotte dans sa jeunesse, à l’âge de dix-neuf ans, inquiète, troublée, pleine d’appréhensions et de visions, luttant contre sa nature et cherchant dans la religion un appui contre les attaques d’un invisible ennemi. Nous avons reconnu dans ses lettres l’accent de ses futures héroïnes. Telle qu’elle était alors cependant, elle était bien plutôt faite pour servir de sujet à un romancier ou à un poète que pour être elle-même un romancier. Le sujet est intéressant et fait pour piquer l’ambition d’un artiste, s’il s’en