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J’ai dit que je préférais ces vivans et chevaleresques récits à l’ironie hautaine du polémiste. Il y a pourtant un tableau où la dispute politique et religieuse, tempérée par la confraternité militaire, se déploie avec une verve originale. Je parle de ce dialogue philosophique intitulé les Soirées du Bordj. On ne s’attend pas sans doute à trouver ici un dialogue dans le goût de Platon. Le Socrate qui dirige cette controverse ressemble fort à M. de Molènes : c’est un capitaine de zouaves dissertant sur les choses les plus graves avec le sans-façon du bivouac, et commentant l’Évangile la pipe à la bouche. Le capitaine Plenho, Breton, gentilhomme et catholique comme Chateaubriand, zouave déterminé comme tel de nos généraux d’Afrique, est un de ces types qui représentent avec fidélité l’idéal de M. de Molènes. C’est à la fois un rêveur et un homme d’action, un idéaliste inspiré et un esprit pratique. Très orthodoxe d’intention, il a bien ses hérésies particulières ; il aime les vérités religieuses à la condition de les interpréter comme il lui plaît. Si son esprit est soumis, ses passions ne le sont guère, et tout en l’écoutant avec un vif plaisir, on ne peut s’empêcher de penser que c’est là un étrange prédicateur de morale. En un mot, il s’est accommodé à sa guise un christianisme poétique et militaire. Tel nous apparaît le capitaine Plenho, lorsque le soir, après dîner, sur la terrasse du bordj, sous la splendide clarté du ciel d’Afrique, il défend ses croyances religieuses contre les railleries démocratiques du docteur Lenoir. La scène est vive et vraie ; c’est à la fois la confession de l’auteur et la peinture exacte de bien des consciences, non pas seulement sous la tente du soldat, mais dans toute la société du XIXe siècle. Quelques réserves qu’on ait à faire, et tout à l’heure je dirai quelles sont les miennes, il est difficile de ne pas être charmé tout d’abord par la franchise du tableau. Ce qui m’y frappe surtout, comme dans le récit de la mort du général Bouscaren, c’est l’alliance des pensées religieuses et de l’enthousiasme du soldat. On aime à voir un homme qui a fait ses preuves de courage trouver dans l’Évangile la source des inspirations guerrières. Nulle part assurément les grands dogmes du spiritualisme, la distinction de l’âme et du corps, la soumission de la matière à l’esprit, n’apparaissent plus visiblement, n’éclatent sous une forme plus dramatique et plus familière à la fois que dans la vie des bivouacs ou au milieu de la fusillade. Un jour, c’était la veille d’une bataille, Turenne éprouve un tressaillement involontaire au bruit subit d’un coup de canon, et aussitôt, gourmandant son corps comme le cavalier sa monture : « Tu trembles, carcasse ! s’écrie-t-il ; tu tremblerais bien plus, si tu savais où je te conduirai demain. » Voilà le corps et l’âme, voilà leurs différences et leurs rapports établis d’un mot avec plus de précision et de force que ne le firent jamais les philosophes. M. de Molènes aime beaucoup ces