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Malakof plus de bon vouloir que d’habileté. Il a le goût des grandes choses, mais les grandes choses ne lui vont pas. Il prend trop facilement la confusion pour le mouvement. Ce défaut était déjà sensible dans le tableau emprunté à l’histoire de Russie. Dans la Prise de Malakof, il se révèle encore plus clairement. Cependant, quand je dis que M. Yvon a montré plus de bon vouloir que d’habileté, je ne veux pas donner à entendre que son talent est âmes yeux sans valeur. Je me rappelle avec plaisir les dessins signés de son nom qui représentaient des souvenirs de voyage. Il y avait dans ces études un accent de vérité qui frappait tous les spectateurs attentifs. Le tort de M. Yvon, je le crains du moins, est d’entreprendre une tâche au-dessus de ses forces. Quand il a voulu aborder les figures de haut style, il n’a réussi qu’à imiter assez malheureusement les sculptures de Michel-Ange placées dans la chapelle des Médicis. Aujourd’hui, dans la peinture militaire, il ne se trouve pas moins dépaysé. Il y a dans sa composition plusieurs morceaux adroitement faits ; mais l’ensemble manque de clarté, et c’est là pour tout le monde un grave défaut. Qu’on écrive sa pensée avec la plume ou avec le pinceau, il ne faut rien négliger pour se faire comprendre. Quelques bons morceaux ne suffisent pas pour former une bonne œuvre. M. Yvon se croit appelé à traiter les sujets épiques : je pense qu’il se trompe, tout en désirant me tromper, car les études dont je parlais tout à l’heure offraient un intérêt que je n’ai pas oublié. J’aurais souhaité que l’auteur comprît la mesure et la portée de son talent. Les louanges l’auront égaré comme tant d’autres. Il avait reproduit avec bonheur ce qu’il venait de voir : au lieu d’ordonner ses souvenirs et de composer des scènes familières avec les personnages qu’il connaissait, qu’il savait par cœur, il a voulu aborder les grandes entreprises. Le succès n’a pas répondu à ses espérances. Cependant il n’abandonne pas la voie où il est entré. Il s’attache à la peinture militaire comme s’il possédait des facultés spéciales, une aptitude déterminée pour les sujets de cette nature. Le parti le plus sage serait pour lui de revenir à son point de départ. S’il continue à disposer de grandes masses pour représenter des actions de l’ordre épique, je crains fort qu’il ne compromette la place honorable qu’il s’est acquise. Pour concevoir de grandes machines, il faut une puissance d’imagination que M. Yvon ne paraît pas posséder. En pareille occasion, l’adresse ne suffit pas. La conception ne relève pas de la connaissance des procédés techniques. Si l’on n’a pas en soi cette faculté mystérieuse qui invente sans qu’on puisse savoir comment, on n’arrive jamais à satisfaire les esprits élevés, à émouvoir la foule : ce don précieux me semble refusé à M. Yvon. Je souhaite que ses œuvres prochaines démentent mes paroles d’une manière éclatante.