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cette voiture reposait paisiblement, enlacé dans un épais réseau de ficelles, tout un peuple de figurines de bois représentant des rois, des reines, des madones, des diables noirs comme l’enfer, des ermites à longue barbe, etc. L’arrivée de maître Rodolphe, directeur de la troupe de marionnettes, était pour Wintzenheim une véritable fête. Serrurier pendant la morte saison, c’est-à-dire en été, maître Rodolphe, quand venaient les pluies et le froid, quittait les arts mécaniques pour les arts libéraux. C’était un homme d’une belle prestance, qui avait toujours le mot pour rire. À deux heures précises, il fallait le voir, les jours de grande représentation, traverser le village en costume napoléonien, monté sur une rossinante et précédé d’une joyeuse troupe de gamins. Sa trompette assemblait une foule de curieux en bonnets de coton et en sabots. Maître Rodolphe leur débitait le programme détaillé du spectacle du jour. Les dimanches, où notre comédien devait charmer les loisirs d’un auditoire catholique, maître Rodolphe annonçait, du haut de sa placide monture, l’histoire mise en drame de cette pauvre Geneviève de Brabant, ou bien quelque épisode tiré de la vie des saints et des martyrs. Les vendredis soirs au contraire, ayant affaire à des spectateurs d’un autre culte, maître Rodolphe représentait l’aventure de Joseph si méchamment vendu par ses frères, ou l’héroïsme de Judith, ou la clémence du roi Assuérus. Pour que l’illusion fût complète et la couleur locale irréprochable, maître Rodolphe avait toujours soin d’annoncer que la belle Esther et son oncle Mardochée s’exprimeraient en hébreu. Cela signifiait qu’ils parleraient le patois judaïco-allemand usité en Alsace, et qui apparemment, selon maître Rodolphe, avait été autrefois la langue officielle des cours de Suze et de Babylone.

Comme on admirait la marche solennellement raide de ces pantins ! Comme on écoutait les tirades ampoulées de ces personnages de bois, et leur voix tantôt grave, tantôt nazillarde, tantôt en fausset ! Il arrivait surtout un moment où l’attention redoublait, où l’âme des spectateurs était tout entière dans leurs oreilles et dans leurs yeux : c’était celui où, précédé d’un formidable amas de juremens mêlés à quelque chanson grivoise, le corps penché en avant et presque plié en deux, les bras pendans, la tête malicieusement inclinée, clignant de l’œil, claquant des dents, le principal personnage de la pièce, le personnage comique, le héros obligé de la représentation, Hanswurst[1], faisait son entrée sur la scène. Semblable aux personnages des antiques atellanes, dont il parait un descendant direct,

  1. Jean-Saucisse. Ce personnage était célèbre déjà dans l’ancien théâtre de Vienne. Voyez Lessing, Dramaturgie de Hambourg.