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de couleur brique ou vert pomme, les culottes courtes en velours, les bas bleus de coton rayé, le grand gilet à fleurs, les souliers bouclés et le tricorne. C’étaient comme les derniers représentans de l’Alsace juive avant 89. À une heure précise, le cortège s’ébranla et traversa une longue haie de curieux appartenant à tous les cultes. On descendit le village au son des clarinettes jouant avec sentiment l’air consacré de la houpé[1], un air trivialement élégiaque, déchirant, qui pour la centième fois peut-être de ma vie m’attendrit jusqu’aux larmes.

Au milieu de la synagogue était dressée la houpé. Sous ce dais, le vénérable rabbin attendait les fiancés. Après la prière d’usage, il bénit une coupe remplie de vin et la leur présenta. Tous deux en goûtèrent. Le fiancé, ôtant ensuite de son doigt une grosse bague, la passa au doigt de la jeune épouse en prononçant ces paroles sacramentelles : « Sois-moi consacrée par cette bague selon la loi de Moïse et d’Israël. » Puis le rabbin récita une autre prière, et l’on sortit au milieu des félicitations des assistans. La partie grave et solennelle de la noce était terminée. Les visages, attendris, se rassérénèrent, et la musique, en nous ramenant, fit succéder à l’air mélancolique de la houpé une marche joyeuse et précipitée. Ce n’est pas cependant qu’on ne nous avertît de tempérer notre joie. En remontant le village, à peu de distance encore du temple, j’aperçus, comme guettant le cortège à son passage, un petit homme balançant une bouteille. Au moment où nous passâmes devant lui, la bouteille, pleine de vin, se brisa contre le mur et couvrit le pavé de ses débris. Le petit homme n’était autre que le schamess (bedeau), et cette bouteille brisée nous rappelait par une naïve allégorie la fragilité des choses d’ici-bas. Hélas ! je devais avoir ce jour-là même une triste occasion de reconnaître combien le deuil est souvent près de la joie.

De retour dans la maison Marem, les jeunes mariés, qui étaient restés à jeun jusqu’à ce moment, déjeunèrent. Tous les invités étaient là. Dans un coin de la salle, une petite table, sur laquelle brûlaient six chandelles en plein jour, portait deux petits sacs dont les panses rebondies trahissaient la présence du numéraire. Deux personnes, qui ne doivent être ni parens ni alliés de la maison, décachetèrent chacune un de ces sacs, et additionnèrent le contenu à la lueur des chandelles. Au bout de quelques minutes, trente piles de cent francs, composant la dot, s’étalèrent aux yeux des spectateurs en belles pièces de cent sous, et l’honneur fut déclaré satisfait.

À l’extrémité opposée, devant une table carrée, était gravement assis, une plume à la main, un registre devant lui, le hazan ou

  1. Ou du dais nuptial. C’est sous ce dais (en hébreu houpé) que se donne la bénédiction.