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du sabbat, car le vendredi il y a double besogne pour la population féminine d’un village israélite. La loi mosaïque ne permettant pas de toucher au feu le samedi, il faut apprêter non-seulement les mets du soir, mais ceux du lendemain. Je savais encore que si la matinée du vendredi est laborieuse, la soirée est un de ces rares momens de trêve où une population israélite révèle avec une complète franchise l’esprit qui l’anime[1]. Avec les derniers rayons du soleil du vendredi s’évanouissent chez ces bonnes gens toutes les préoccupations, tous les chagrins, toutes les misères de la semaine. Le char des soucis, qui, disent-ils, traverse chaque nuit les hameaux pour laisser au pauvre la ration des peines du lendemain, ce char, douloureux symbole de la vie rustique, s’arrête le vendredi à l’entrée de chaque village, et ne s’ébranle de nouveau que le lendemain au soir.

J’arrivai donc à Bolwiller un vendredi, justement à l’heure du sabbat. On appelle ainsi l’heure qui précède la réunion à la synagogue, l’heure où les jeunes filles réparent leur toilette, un peu dérangée par les travaux extraordinaires de la journée. À cette heure aussi les pères de famille attendent tout habillés, moins la redingote, le signal qui les appelle au temple ; ils emploient leurs loisirs à préparer, en les brûlant par le bout, les mèches de cette lampe à sept becs, — image plus ou moins parfaite du fameux chandelier à sept branches qui se retrouve inévitablement dans toutes les familles Israélites des villages de l’Alsace, et qu’on fabrique exprès pour elles. À mesure que je montais la grande rue, je voyais dans plusieurs maisons s’allumer des lampes de ce genre. Soudain trois coups secs, frappés avec un marteau de bois de distance en distance, tantôt sur un volet, tantôt sur une porte cochère, par le Schuleklopfer[2] en grande tenue, firent autant d’effet que la plus bruyante des cloches sonnant à toute volée. Aussitôt sortirent pour se rendre à la synagogue des groupes d’hommes et de femmes vêtus de leur costume du samedi. Ce costume est particulier aux villageois israélites. Celui des hommes se compose d’un large pantalon de drap noir qui recouvre presque entièrement de grosses bottes huilées, d’une énorme redingote bleue à la taille très courte, au collet et aux revers démesurément développés, d’un chapeau étroit à la base, s’élargissant vers le haut, et d’une chemise de toile grossière, mais blanche, se terminant par deux cols tellement formidables qu’ils cachent presque entièrement la figure, tellement empesés que, pour regarder de côté ou d’autre, ces braves gens

  1. Le sabbat commence dès le vendredi soir. Dans la religion Juive, la veille d’une fête est célébrée comme la fête même.
  2. Frappeur à la synagogue. Les cloches, dans le rit juif, sont chose inconnue.