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à force de bienfaits, la fierté d’un Goth intraitable à rougir d’elle-même. Croyez-moi bien, vous ferez sentir plus fortement à Ricimer sa propre défaite en cédant à la première demande d’un homme qui n’a jamais supplié.

« Songez encore, prince très auguste, aux incertitudes de la guerre. Quel qu’en soit l’événement, ce que chacun de vous deux aura perdu sera perdu pour votre empire, tandis que si Ricimer est votre ami, ce qu’il possède est à vous, vous en êtes les maîtres communs. Réfléchissez enfin qu’il s’est donné sur vous un grand avantage en offrant la paix. »

Après ces mots, l’évêque garda le silence. Le prince aussi se taisait comme embarrassé de sa réponse et de l’attention favorable dont les paroles d’Épiphane avaient été l’objet. Tirant bientôt de sa poitrine un profond soupir, il commença en ces termes :

« Mes sujets de plainte contre Ricimer ne sauraient s’expliquer, ô saint pontife. Il ne m’a servi de rien jusqu’ici de l’avoir comblé de bienfaits : mes bienfaits, je les ai poussés jusqu’à cet excès (j’en rougis pour l’empire et pour mon sang) de le recevoir dans ma famille, me sacrifiant à la république, sans m’inquiéter du blâme ou de la haine des miens. Lequel des césars, mes prédécesseurs, a jamais consenti à mettre sa propre fille au nombre des présens qu’il fallait payer à un Gète couvert de peaux pour assurer la tranquillité publique ? Mais nous ne savons pas épargner notre sang quand il s’agit de conserver celui des autres. Qu’on n’aille pas croire pourtant que ce sacrifice nous a été imposé par une crainte personnelle : dans notre préoccupation du salut de tous, nous n’avons pas encore appris à trembler pour nous ; toutefois nous croyons qu’un empereur ne mérite guère la gloire du courage, s’il ne sait pas trembler un peu pour les autres.

« Mais je veux mettre à nu devant vous, vénérable père, la perversité de celui dont vous me parlez : ses efforts ont été en sens inverse des miens ; plus je me suis montré son bienfaiteur, plus il s’est montré mon ennemi. Par combien de manœuvres et de guerres n’a-t-il pas cherché à troubler la république ! N’a-t-il pas soufflé chez les nations étrangères la haine de Rome et la furie de la destruction ? Ne les a-t-il pas aidées dans leurs entreprises ? Et quand il n’a pas pu nous nuire directement, il suggérait à d’autres le moyen de le faire. Et nous lui donnerions la paix ! Et sous le voile d’une menteuse amitié nous soutiendrions cet ennemi domestique que ni l’alliance jurée, ni les liens de la parenté n’ont pu contenir dans le devoir ! C’est avoir pris l’avance sur un adversaire que de connaître son âme, et le sentir votre ennemi, c’est déjà l’avoir vaincu, car la haine dévoilée perd l’aiguillon empoisonné qu’elle avait armé dans l’ombre. Mais si un personnage aussi respectable que vous, très saint