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comptait dans son voisinage un adversaire avide, injuste, emporté, toujours prêt à appuyer ses fausses prétentions par la violence. Au milieu d’un débat pendant lequel Épiphane avait opposé la plus froide raison aux emportemens de Bauco (c’était le nom de cet adversaire), celui-ci, devenu furieux, leva son bâton sur le mandataire de l’église et le frappa si fort à la tête que le sang jaillit. Le jeune homme, qui était agile et vigoureux, se contenta de lui saisir le bras et de le désarmer sans lui faire aucun mal ; mais les témoins de cette scène odieuse accourent, armés à leur tour, et Banco n’aurait pu échapper à la mort, si sa victime n’eût intercédé pour lui. On vit Épiphane, libre de ressentiment, comme si cette cause n’eût pas été la sienne, placer sa tête ensanglantée entre ses vengeurs et l’indigne qui l’avait si grossièrement outragé.

Arrivé au terme de l’âge et sentant la mort approcher, Crispinus prit avec lui Épiphane, et tous deux se rendirent à Milan, près du métropolitain : « Mes jours sont comptés, lui dit l’évêque, je vous recommande ma ville et mon église ; je vous recommande encore celui-ci, à qui je dois d’avoir vécu jusqu’à ce moment, faible que j’étais et charge d’années. » Il visita ensuite l’un après l’autre les hauts personnages de Milan, où résidait la fleur de la noblesse ligurienne, les suppliant de ne point contrarier, quand le moment serait venu, l’élection d’Épiphane, qu’il se choisissait pour successeur, mais de favoriser plutôt près des citoyens de Pavie l’accomplissement de son désir. « Mes enfans, leur répétait-il, je m’en vais, moi, et ce jeune homme, plein de vigueur et d’âme, a de longues années à courir (Épiphane avait alors vingt-cinq ou vingt-six ans) ; il y a bien longtemps déjà que je ne suis évêque que par lui ; il était ma tête, mes jambes, mes yeux, ma parole, ou plutôt nous étions un évêque à nous deux. » À Pavie, de pareilles recommandations eussent été inutiles, on y connaissait trop bien Épiphane. Au bout de quelque temps, Crispinus mourait, et le jeune homme, élu à Pavie, ordonné à Milan, prit sa place. Il se montra sous la mitre épiscopale ce qu’il avait été dans les plus humbles fonctions de l’église, calme, ferme, juste et charitable pour les autres, dur envers lui-même jusqu’aux pratiques les plus austères, simple de cœur, mais gardant comme un dépôt sacré la dignité de l’épiscopat, sobre de paroles, mais d’une éloquence irrésistible dès qu’il avait rompu le silence. Tel est le portrait que nous en a tracé un homme qui fut élevé près de lui, comme lui-même l’avait été près de Crispinus, et qui lui succéda également sur le trône des évêques de Pavie[1]. Sa réputation fut bientôt aussi grande hors de sa ville que dans son troupeau. Il n’y eut pas

  1. Il se nommait Ennodius, et nous lui devons, outre la biographie de son maître, l’éloge du grand Théodoric et d’autres ouvrages pleins d’intérêt pour l’histoire.