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en une résidence fixe. Une vieille femme demeure là dans la carcasse d’un ancien bateau surmontée d’une petite maison construite avec de vieilles planches ; le tout est recouvert d’une toile cirée qui fait l’office de toiture et qui défend l’intérieur de la maison contre la pluie. Il y a deux chambres, l’une dite chambre à coucher, avec deux lits, et l’autre dans laquelle une vieille étagère d’un bon style supporte des verres de Bohême, des tasses en porcelaine du Japon, et tout un luxe de chinoiseries qu’envierait plus d’un salon ou plus d’un cabinet d’antiquaire. À côté du bateau converti en cabane est la basse-cour, dans laquelle se promènent en caquetant quelques poules. Une portion de terre, cultivée en forme de jardin et entourée d’une haie vive, fournit les fruits, les légumes et les racines pour la provision d’hiver. À quelques pas de là est un autre bateau habité de même par une autre famille, qui défriche aussi un coin de terre, mais qui, se défiant sans doute de son humeur voyageuse, n’a point voulu attirer sa demeure hors de l’eau. Ces pénates flottans sont seulement amarrés au bord du canal par une corde. Des barques qui deviennent des maisons, des maisons qui au besoin redeviennent des barques, tout cela constitue un ordre de faits qu’on ne rencontre guère qu’en Hollande. De telles mœurs n’ont point été sans influence sur la fortune maritime des Pays-Bas. Aussi la littérature hollandaise n’a-t-elle été que l’expression du sentiment populaire en célébrant les exploits des marins hollandais et leurs rapports avec les peuples les plus éloignés. Antonides van der Goes a écrit sur le golfe de l’Y un poème où le génie des Péruviens, Ataliba, apparaît, appelant les Hollandais dans les eaux des tropiques et leur demandant de venger les indigènes écrasés par la tyrannie des Espagnols. Cet épisode, rappelle, quoique de loin, l’Adamastor de Camoëns.

Quand on considère en combien peu de temps et dans quelles circonstances difficiles cette puissance maritime s’était élevée, on ne sait ce qu’on doit admirer davantage, ou le caractère entreprenant des Hollandais, ou la position géographique des Pays-Bas, formés par les eaux. Vers la fin du XVIe siècle, c’est-à-dire quelques années après l’indépendance nationale, les vaisseaux hollandais couvraient déjà toute l’étendue des mers. Grotius assure que les Pays-Bas avaient alors plus de soixante-dix mille hommes occupés aux travaux de la navigation. Le même publiciste ajoute que la marine de ce petit, coin de terre ne le cédait en rien à celle d’aucune grande puissance, et qu’on y construisait annuellement deux mille bâtimens de mer, sans doute en comptant les barques. Les Pays-Bas avaient la même année jusqu’à quatre cents vaisseaux employés au commerce de Cadix et de Lisbonne. En 1598, quatre-vingts navires partirent pour les Indes ou pour l’Amérique.