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sceptique ou accepté les distinctions idéalistes. En tout cas, elle est certainement un rationalisme ; c’est la raison observée par la raison. Descartes, Leibnitz avaient déjà professé un véritable rationalisme. Depuis Kant, je n’imagine pas un rationalisme qui ne s’emparerait pas du criticisme, qui n’en adopterait pas les principes, hors dans ce qu’ils ont de négatif ; mais aussi j’en imagine un qui complète le criticisme, qui en comble les vides, qui en fasse sortir un dogmatisme rationnel. Dans l’état des connaissances humaines, une philosophie dogmatique naissant de la philosophie critique paraît l’idéal de la philosophie. »

S’emparer du criticisme et en combler les vides, faire sortir de la philosophie critique un dogmatisme rationnel, tel a été, on ne l’ignore pas, le glorieux et périlleux labeur de l’Allemagne. Aussi, depuis que le philosophe de Kœnigsberg a eu de si hardis successeurs, l’étude de son système n’a-t-elle plus chez les Allemands qu’un attrait de curiosité historique. Avant que Fichte et Schelling eussent paru, les idées de Kant avaient été discutées avec une vivacité extrême. Cette polémique, qui dura une vingtaine d’années, est même un des épisodes les plus intéressans de l’histoire intellectuelle de l’Allemagne à la fin du XVIIIe siècle ; on y rencontre des noms illustres, Hamann, Herder, Mendelssohn, Schiller, Jean-Paul, Reimarus, et nombre d’ouvrages pleins d’idées, mais cette lutte, oubliée désormais, n’appartient plus qu’aux érudits. Pourquoi se soucierait-on de savoir que Herder, dans sa Métacritique et dans sa Calligone, s’est emporté avec violence contre le nihilisme de Kant ? A quoi bon examiner les argumens de Mendelssohn, de Reimarus, de Stattler, de Martin Ludvvig, lorsqu’ils attaquent, à des points de vue différens, le scepticisme de la philosophie critique ? Fichte, Schelling, Hegel, ont renversé ou prétendu renverser les barrières que Kant opposait aux dogmatiques de toutes les écoles. On n’a donc plus à s’occuper de l’examen des principes de Kant, il suffit d’étudier historiquement la révolution qui a fait succéder à la philosophie critique le dogmatisme si résolu dont Hegel est l’expression dernière.

Ainsi les esprits distingués qui continuaient sous le consulat et l’empire la stérile école de Condillac repoussaient le système de Kant comme un tissu de rêveries idéalistes ; l’école éclectique française s’efforçait de le comprendre, et en indiquait avec impartialité les différens aspects ; les critiques allemands l’étudient surtout au point de vue historique, car ils l’ont dépassé ou croient l’avoir dépassé depuis longtemps, et ce qui les intéresse, c’est de voir comment Fichte, Schelling, Hegel, ont pu être les héritiers légitimes d’Emmanuel Kant. Que reste-t-il donc à faire à un penseur qui voudra juger l’auteur de la Critique de la Raison pure ? M. Maurial n’a pas voulu faire œuvre d’historien, il n’a pas évoqué une grande figure pour la peindre ou la juger une fois de plus ; il n’avait donc pas à se demander comment il pouvait renouveler son sujet. L’originalité de son travail est dans les fortes convictions qui l’ont inspiré. On sent ici un esprit élevé, moral, avide de croyances, qu’affligent sincèrement les progrès du scepticisme, progrès trop visibles, hélas ! dans l’affaissement de la conscience publique. Il s’est dit : Où est aujourd’hui la forteresse du scepticisme ? Cette forteresse, pour tout esprit sérieux, c’est la philosophie de Kant. Sans doute le nombre est grand des ennemis de la raison :