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sensualisme régnait sans contrôle dans la philosophie française, un esprit noblement spiritualiste, M. Charles Villers, publia un ouvrage intitulé Philosophie de Kant, ou Principes fondamentaux de la philosophie transcendantale (1801), et opposant la hardiesse de ce nouveau système à l’esprit timidement étroit de l’école de Condillac, il glorifia le sage de Kœnigsberg comme un révélateur. C’était la première fois que la philosophie critique était soumise au jugement de la France ; quelques-uns des ouvrages secondaires de Kant, traduits en français dès 1796, avaient passé inaperçus. Avec la publication de M. Charles Villers, la question du kantisme était posée chez nous ; mais cette apologie, dépourvue de précision, écrite d’un style déclamatoire, trop souvent injurieuse pour l’esprit français, ne pouvait que nuire à l’auteur de la philosophie critique. Les chefs de l’école régnante répondirent avec sévérité à cet imprudent manifeste, et des deux côtés, il faut bien le dire, Kant fut jugé avec des préoccupations étrangères au sujet. M. de Gérando et M. Destutt de Tracy, en discutant les principes de Kant, étaient aussi peu exacts que M. Charles Villers en les défendant. L’honneur de comprendre, de signaler les inspirations diverses de la philosophie de Kant, était réservé à M. Cousin et à, son école. Un des meilleurs travaux que nous, possédions sur la Critique de la Raison pure, ce sont incontestablement les leçons faites par M. Cousin à la Sorbonne pendant les années 1819 et 1820, et publiées par lui en 1842. Il est de mode depuis quelque temps de dédaigner les travaux de la philosophie française sous la restauration et la monarchie de juillet ; nous avons aujourd’hui de si grands philosophes, notre vie intellectuelle et morale est si riche, si glorieuse ! Cette mode-là, n’a pas encore passé le Rhin : un des premiers écrivains philosophiques de l’Allemagne, M. Erdmann, dans un ouvrage publié assez récemment[1], a rendu un éclatant hommage à l’auteur des leçons de 1820. M. Cousin, et après lui M. Charles de Rémusat, M. Wilm, M. Barni, M. Adolphe Garnier, selon la méthode qui a été mise en lumière de nos jours, et qui restera un des titres du XIXe siècle, ont indiqué la part de bien et de mal, de vérité et d’erreur, que contient la philosophie kantienne. Nulle part cette impartialité intelligente n’était plus nécessaire ; Kant, encore une fois, est un de ces esprits qu’il est impossible de juger en les enfermant dans une formule. « M. Cousin, dit M. Erdmann, n’étant pas gêné, comme ses devanciers, par un système étroit, a pu reconnaître les services de Kant, et il l’a fait aussi complètement que pouvait le faire un étranger ; par la partie positive comme par la partie négative de sa critique, il a expliqué, il a révélé Kant à ses compatriotes. » M. Wilm dans son Histoire de la Philosophie allemande, M. Adolphe Garnier dans son Traité des facultés de l’âme, M. Barni dans les Examens qui accompagnent ses traductions et aussi dans un bon article du Dictionnaire des Sciences philosophiques, ont suivi la même direction. M. de Rémusat, donnant une conclusion à tant de sérieuses études, en résume la pensée en ces termes : « Cette psychologie n’est ni le scepticisme, ni l’idéalisme proprement dit, quoiqu’elle ait sur quelques points déféré à l’objection

  1. Histoire de la Spéculation allemande depuis Emmanuel Kant, 2 vol. ; Leipzig 1848-1853.