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chemin que j’avais déjà parcouru ; j’avais faim et soif. J’essayai à plusieurs reprises d’allumer du feu en faisant jaillir de deux pierres quelques étincelles sur un linge couvert d’un peu de poudre ; je n’y pus réussir. Je me déterminai à me coucher, là où j’étais, sans souper, sans lumière, si ce n’est celle de fréquens éclairs qui sillonnaient un ciel chargé d’orage. Un peu de gazon amassé par terre composait ma pauvre couche. Je l’entourai de branches de jeunes acacias, nourriture ordinaire du rhinocéros noir, et dont la contrée m’offrait de gros buissons. Comme ces acacias sont armés de cruelles épines, ils me faisaient une sorte de rempart… Je ne tardai cependant pas à être fort inquiet. Les rugissemens se multipliaient et s’approchaient de ma retraite. Je distinguais facilement déjà ceux du lion, ceux de la hyène, qui me paraissaient affamés. Bientôt je fus visité par quelques chacals. Les hyènes, dont j’apercevais à travers la demi-obscurité les yeux ardens, devinrent trop familières, et je dus plus d’une fois m’élancer de ma couche pour les effrayer. Tout près de moi enfin un lion attaqua un rhinocéros. Le combat fut court et la victoire bientôt décidée en faveur du roi des forêts. Les rugissemens du vainqueur, les gémissemens et le râle du vaincu sous les griffes et les dents cruelles qui le dépeçaient, tout cela fut, je vous assure, un effrayant spectacle et un terrible concert. — C’est toutefois ce qui devint l’occasion de mon salut. D’abord, tant que le lion resta sur le champ de bataille, sa présence tint à distance respectueuse les hôtes de la forêt ; puis, le lendemain matin, comme je descendais vers un petit vallon où j’avais sourdement entendu pendant la nuit un ramage de grenouilles que ma soif ardente me rendait mélodieux, je rencontrai une troupe de Cafres Basutos qui, marchant selon leur habitude à la piste des oiseaux de proie, venaient leur disputer les restes du butin à moitié dévoré par le lion. Ces Cafres m’indiquèrent le chemin qui conduisait à leur kraal ou village, et de là je pus rejoindre mon campement[1]. »

Mais ce fut surtout par ses chasses spéciales que Wahlberg acquit une grande réputation auprès des naturels, qui le placent aujourd’hui au rang de leurs plus célèbres chasseurs d’éléphans, à côté des Christian Muller, des Jean Delange, des Gert Roedolph, etc. Il faut se rappeler que la chasse à l’éléphant est bien souvent, pour le naturaliste en Afrique, le seul moyen de se procurer de nouvelles ressources, à cause de la valeur de l’ivoire, qu’on trouve toujours à échanger avantageusement dans les villes de la côte, ou même dans les résidences des rois ou chefs de tribus cafres. Lors donc que Wahlberg a perdu à la suite d’une épizootie, par exemple, la plupart de ses

  1. C’est de cette nuit redoutable, modestement racontée par Wahlberg, que Delegorgue a dit dans son Voyage : « Quelque ardemment que je l’aie désiré, je n’ai jamais été témoin oculaire d’une lutte entre deux bêtes féroces. Un homme, un seul peut-être, a vu et entendu pareille scène. Abandonné des siens, sans armes, ne connaissant plus sa route, couché pendant toute une nuit au milieu des épines, tourmenté de la soif et de la faim, assiégé de mille craintes pour le moment présent et pour le lendemain, flairé par les hyènes et les rhinocéros, n’ayant pas même un arbre pour s’y réfugier contre eux, oui, Wahlberg, à vingt pas de distance, a vu un pareil combat ; il est peut-être le seul naturaliste qui pourra décrire la sauvage attaque, la défense désespérée… et ses propres angoisses parmi de tels dangers. »