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manieurs, d’argent, l’auteur ne l’a point créé ; il l’a demandé à La Bruyère, qui déjà de son temps, traçait un portrait curieux du financier, et le représentait prenant en toute chose un ton ferme et assuré, important, présomptueux, politique et même libertin. « Il se croit du talent et de l’esprit, il est riche, » disait La Bruyère autrefois. Et quel est le financier aujourd’hui qui n’a pas du talent et de l’esprit, qui ne se croit point en état de diriger l’opinion et déjouer un personnage public, de faire des journaux ? Au besoin même, il donnerait des conseils pour faire des comédies. M. Oscar de Vallée a été un peu gêné peut-être par ses fonctions de magistrat pour aborder les côtés les plus vifs de son sujet, et c’est ce qui explique comment dans son livre la pensée est supérieure à l’exécution. L’auteur s’est borné en effet à décrire quelques-unes des époques antérieures où a régné cette épidémie du gain et des importances financières, en joignant à ce tableau sans réelle nouveauté des réflexions sensées, les conseils d’un moraliste honnête et sincère. Quel est le remède proposé par l’auteur à la société souffrante ? C’est la probité, c’est l’intégrité des mœurs, c’est le contentement dans la médiocrité de sa fortune, c’est la ligue des honnêtes gens contre l’esprit de lucre. Hélas ! le remède lui-même n’est pas nouveau ; il est à la disposition de tous les hommes et de toutes les sociétés. Les lois n’y peuvent rien certainement. Il ne reste donc qu’à réveiller cet instinct de la conscience qui est plus fort que toutes es lois, et dont les pouvoirs eux-mêmes peuvent seconder le réveil, sinon par des moyens directs, du moins par l’autorité de l’exemple et par l’initiative du respect pour tout ce qui fait la force morale d’une société.

Par malheur, quand il y a des manieurs d’argent, c’est-à-dire des hommes qui spéculent, qui s’enrichissent moins par l’industrie sérieuse et le travail que par toutes les combinaisons hasardeuses, il faut bien aussi de toute nécessité qu’il y ait des hommes qui s’appauvrissent et qui perdent à cette loterie toujours ouverte le peu qu’ils ont, sans compter l’honnêteté elle-même, compagne de leur médiocre condition. Ceux-ci forment le troupeau vulgaire et obscur qui se laisse attirer d’abord par un petit gain, puis éblouir par le spectacle des grandes fortunes subites. Ils ont reçu un nom trivial, dont un romancier, M. Paul Deltuf, s’empare à son tour pour raconter sous une autre forme cette éternelle histoire des corruptions de l’argent. M. Paul Deltuf, et il n’est pas le seul aujourd’hui, a entrepris, dans les Pigeons de la Bourse, de décrire ce monde, dont le classement n’est pas encore trouvé, où on ne vit pas, où on spécule, où à l’abri des opérations sérieuses végète, pullule toute une population de hardis faiseurs de coups de main : monde étrange, qui a son luxe à lui, ses mœurs, sa langue, ses héros et son genre particulier d’honnêteté, toujours à l’état d’observation vis-à-vis du code. Sinclair, ce brillant opérateur de M. Deltuf, a une morale très simple qui consiste à garder son bon renom à la Bourse, sans s’inquiéter des dupes qu’il fait en dehors de l’enceinte sacrée. Le malheur est que si M. Daltuf a peint au naturel quelques-uns de ces personnages qui ne savent pas le soir comment ils soutiendront leur luxe du lendemain, il n’a réussi à mettre en regard qu’un assez triste héros. Ce pauvre marquis Fabrice de Guerenger, dépouillé, ruiné et réduit au dénûment pour avoir voulu se mêler à des opérations scabreuses, mérite bien son sort, et même, sachant l’aventure où il s’engage, il n’inspire plus d’intérêt, il perd cette auréole qui siérait à sa jeunesse et à son nom.