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nous avions tort. Pour former son goût, il suffira désormais de se mettre à table dans un café tenu par un homme ami de la peinture, et qui n’aura reculé devant aucun sacrifice pour donner à la foule des notions précises sur la beauté. La discussion deviendra inutile. Que signifieraient les paroles à côté d’un tel enseignement ? Il y aura des cafés décorés dans le style vénitien, dans le style florentin, dans le style romain, dans le style lombard. Vasari et Lanzi ne seront plus consultés. À quoi bon user ses yeux sur leurs ouvrages ? En dépliant sa serviette, on saura d’avance quelle école on veut étudier ; en achevant son repas, on sera pleinement édifié sur le génie du maître qui aura servi de guide au décorateur. Il y aura des cafés qui ne relèveront d’aucune école étrangère, qui seront consacrés tout entiers à l’école française. Les hommes doués de facultés vraiment puissantes s’y révéleront dans toute la splendeur de l’originalité. En buvant son café, on prendra la mesure du génie national ; on saura si les successeurs de Lesueur, de Poussin sont dignes de leurs ancêtres, ou s’ils ont dégénéré. L’étude n’aura plus d’épines ; chacun apprendra sans effort ce qu’on avait appris jusqu’ici à la sueur de son front. L’éducation du goût fera partie de la vie quotidienne. On n’aura pas besoin de se déranger pour acquérir une érudition variée ; on s’instruira en respirant. Quant à ceux qui vivent en famille, ils profiteront de l’exemple et ne manqueront pas de confier aux pinceaux les plus savans la décoration de leur salle à manger. Leurs enfans sauront, dès l’âge le plus tendre, ce que les hommes d’un âge mûr ne savent pas toujours. L’art sera vulgarisé dans la plus effrayante acception du mot, il sera mis à la portée de tout le monde : c’est du moins l’espérance de l’auteur.

Je crains pourtant que les œuvres, en se multipliant, n’obscurcissent la notion de la beauté chez ceux qui la possèdent, et n’apprennent pas grand’chose à ceux qui ne la possèdent pas. Quant aux peintres, je ne vois guère ce qu’ils gagneraient en acceptant une pareille tâche. Je ne parie ici, bien entendu, que du profit intellectuel, car je ne mets pas en doute le profit pécuniaire. Les théâtres et les cafés pourront les enrichir, la peinture en sera-t-elle plus riche ? Cent volumes bien choisis sont pour l’esprit une nourriture plus fortifiante que mille volumes pris au hasard. Quand le rideau, le plafond, les loges et les galeries de nos théâtres, quand les murailles de nos cafés seront couverts de peintures, la foule ne sera pas plus éclairée qu’aujourd’hui ; elle connaîtra la satiété sans avoir connu les pures joies de l’admiration. Si les peintres éminens, comme le souhaité, comme l’espère l’auteur, abandonnent les travaux solitaires de l’atelier pour les travaux richement rémunérés, mais soumis au