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public est dépravé. La foule s’engoue d’œuvres sans valeur et passe devant les œuvres savantes ou gracieuses sans se douter de son ignorance. Le moyen de l’éclairer est-il bien celui qui nous est offert ? Les conséquences que je viens d’indiquer ne sont pas un pur jeu d’esprit. Ceux qui ont vu les pastels et les aquarelles, orgueil et joie des familles, savent à quoi s’en tenir sur ce point. Sans doute le goût public, s’il devenait plus sévère, exercerait sur ceux qui produisent leur pensée à l’aide du marbre ou de la couleur une action salutaire et puissante. Seulement il ne faut pas oublier, et l’expérience ne l’a que trop prouvé, que la connaissance incomplète des procédés techniques est moins profitable pour l’intelligence que l’étude des belles œuvres. C’est de ce côté qu’il faudrait appeler l’attention de la foule, toutes les tentatives qui auront un autre but seront inutiles. Le goût se forme par la comparaison. Si les gens du monde occupent leurs loisirs à crayonner, à modeler, au lieu d’apprendre comment le sentiment de la vraie beauté s’est développé chez la nation la plus ingénieuse de l’antiquité, combien de temps l’art a balbutié avant de parler une langue claire et précise, ils seront, dans dix ans comme aujourd’hui, des juges inhabiles à donner un avis sérieux sur une œuvre nouvelle. C’est le passé qui nous enseigne le sens du présent. Ceux qui ne connaissent pas les grands modèles, les types de la perfection, ne peuvent apprécier tout au plus dans un tableau, dans une statue, que l’exactitude des proportions, la correction de la forme ; je dis tout au plus, et ce n’est pas sans raison, car la forme réelle est ignorée du plus grand nombre. Ce n’est pas en copiant les têtes de Lemire ou de Jullien qu’on acquiert la notion de la forme. Les croquis de voyage ne sont guère plus instructifs pour ceux qui veulent parler de paysage. Aussi l’avis que peuvent donner de tels juges est un avis sans autorité ; ils n’exercent aucune action sur les hommes du métier ; on les entend sans les écouter. Ce qu’ils blâment comme inutile n’est jamais effacé ; ce qu’ils, admirent, ce qu’ils vantent disparaît souvent quand ils ont tourné les talons. Leurs éloges excitent la défiance ; parfois la crainte que leur enthousiasme inspire mène à d’heureuses corrections ; parfois aussi elle conduit à d’imprudens sacrifices. De tels juges, on le sait bien, suivent la mode, et ne prennent guère la peine de penser par eux-mêmes ; la politesse leur tient lieu de clairvoyance.

Les idées de M. de Laborde sur l’éducation des artistes sont celles d’un homme qui connaît les grands modèles. Je ne signerais pas toutes les opinions qu’il professe ; mais lors même que je ne suis pas de son avis, je ne puis m’empêcher de reconnaître que les principes qui le guident sont d’un ordre élevé. Je ne voudrais pas affirmer qu’il comprend avec la même sagacité toutes les époques de l’histoire ;