Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à s’établir ailleurs qu’à Haworth, et Haworth était en pleine campagne, très retiré et très loin des grands centres de population. Le projet fut donc abandonné. D’ailleurs les trois sœurs allaient avoir à prendre soin de deux malades, d’un aveugle et d’un frénétique : l’aveugle était M. Brontë, le frénétique leur malheureux frère Branwell.

L’histoire de Branwell est affreuse, mais elle fait honneur, malgré tout, à la sincérité de passion et à la moralité de l’âme anglaise ; elle fait même honneur à Branwell : ce n’est jamais un homme vulgaire qui prendrait à cœur une aussi triste aventure. Branwell, dans les années précédentes, avait obtenu une position de précepteur dans une grande maison. C’était, comme on l’a vu, un joli garçon, brillant causeur, sympathique à tout le monde, gâté de bonne heure et encouragé dans ses vices par l’idolâtrie de sa famille et l’indulgence de ses voisins. Ce qui dans l’adolescence n’avait été qu’étourderie devint corruption à mesure qu’il grandit, et ses sœurs avaient remarqué avec tristesse que son langage devenait de plus en plus cynique, et sa conduite énigmatique. Il eut la mauvaise chance d’inspirer une violente passion à une femme mariée, plus vieille que lui de vingt ans, et qui était la maîtresse même de la maison où il était précepteur. Une telle passion est sans scrupules : les premières avances furent faites par la dame, hardiment, sans qu’elle songeât à se cacher même de ses enfans, qui approchaient de l’adolescence. Ceux-ci, s’autorisant de sa conduite, la menaçaient, lorsqu’elle leur refusait ce qu’ils demandaient, de raconter à leur père, qui était infirme et au lit, « la manière dont elle se conduisait avec M. Brontë. » Ce sont de tristes détails ; ce qui est plus triste, c’est que le jeune Branwell non-seulement céda, — accident dont on peut se relever, — mais eut le malheur de devenir éperdument amoureux à son tour de cette femme, qui aurait pu lui servir de mère aussi bien que de maîtresse. Lorsqu’il allait en visite chez son père, il restait aussi peu de temps que possible, ne tenait pas en place, et étonnait ses sœurs par les singularités de son humeur. Il passait d’un accès de gaieté maladive à un abattement extrême, s’accusait des plus graves forfaits et se disait coupable de la plus noire trahison. Ses sœurs l’observaient avec inquiétude, ne comprenant pas les causes de cette agitation ; mais quelque temps après Branwell revint pour toujours au presbytère. Il avait reçu du mari outragé un congé fortement motivé, avec ordre de briser immédiatement ses relations coupables, et défense d’entretenir jamais une communication quelconque avec un membre de sa famille.

Le soir où tous les détails de cette histoire furent connus, le petit presbytère d’Haworth présenta un tragique spectacle. Imaginez les