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choix d’une occupation ; mais elle n’avait les doigts ni agiles ni habiles, et sa taciturnité mélancolique lui interdisait certaines fonctions. « Je ne voudrais être ni bonne d’enfans, ni femme de chambre, encore moins dame de compagnie, ni couturière, ni modiste. Je serais volontiers servante, etc., et dans le fait je cherche une situation comme une servante hors de place. D’ailleurs j’ai découvert récemment que j’ai un talent tout particulier pour nettoyer les cheminées, balayer les chambres, faire les lits. Quelques semaines après, Anne et Charlotte avaient trouvé deux places de gouvernantes.

Charlotte avait raison, il eut mieux valu être servante. Elle fit bientôt connaissance avec les misères de son nouveau métier. La condition d’une gouvernante est une condition mixte, tenant le milieu entre la condition de servante et celle d’institutrice, et par conséquent une des plus déplorables où l’on puisse tomber : c’est une situation d’autant plus cruelle et plus humble qu’elle est mal déterminée. Une servante ne s’attend à aucun égard, une gouvernante croit avoir droit à quelque bienveillance. Sa bonne éducation, au lieu d’être un titre en sa faveur, devient une arme contre elle. Pauvre et bien élevée, ces mots s’accordent ensemble au coin du feu paternel ; ils jurent ensemble au foyer d’un étranger. Vos scrupules passent pour de grands airs, vos plaintes pour de l’orgueil. Si vous voulez conserver votre dignité, on vous rappellera que vous oubliez votre condition. La timidité naturelle, inséparable d’un tel état, vous rendra le jouet des enfans ; vos vêtemens, où la propreté s’allie à la pauvreté, vos vêtemens décens, râpés, déteints à force d’avoir été lavés, exciteront la gaieté des visiteurs et du quartier. Charlotte disait à Mme Gaskell qu’il était impossible, sans avoir été gouvernante, de se faire une idée des mauvais sentimens que cet état d’humiliation permanente pouvait engendrer. La sympathie s’émousse, l’égoïsme se développe lentement sous l’empire de cette dépendance, l’envie de tyranniser naît de cette contrainte humiliante. L’acteur doit rire lorsqu’il a envie de pleurer, mais ce n’est que pour une heure ; ici, il faut plier son caractère à tous les accidens d’humeur de ses maîtres. Un jour à un grand dîner, chez sa maîtresse, on confia à Charlotte le soin d’amuser toute une bande d’enfans. Charlotte, qui était rarement gaie, eut bientôt épuisé la petite provision de bonne humeur qu’elle avait demandée à son énergie. Sa maîtresse lui reprocha durement sa tristesse. « Je pleurai amèrement, dit Charlotte, et je songeai à tout planter là et à m’en retourner à la maison ; mais après quelques heures de réflexion, je me déterminai à faire appel à toute mon énergie et à laisser passer l’orage. Je me dis à moi-même : Je n’ai jamais quitté un lieu où j’ai séjourné sans avoir conquis un ami. L’adversité est une bonne école ; les pauvres sont nés