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d’aucune écriture connue de moi ; je l’ouvris, et il se trouva que c’était une déclaration d’amour et une proposition de mariage exprimés dans l’ardent langage de ce jeune et sagace Irlandais. J’espère que vous riez de bon cœur. N’est-ce pas que voilà bien une des aventures qui me sont habituelles ? Elles ressemblent plutôt à celles qui sont familières à Marthe. Je suis certainement condamnée à être une vieille fille ; peu importe, je me suis faite à cette idée depuis l’âge de douze ans. »


En effet, la pensée du mariage ne se fit jour dans l’esprit de Charlotte que longtemps après, lorsque la mort l’eut successivement allégée du fardeau de devoirs qu’elle portait, fardeau qui précisément à cette époque pesait lourdement sur elle.


IV

Les ressources pécuniaires de M. Brontë étaient, comme nous l’avons dit, fort restreintes, et le moment vint où les enfans durent songer à se créer une situation qui pût suffire à leurs besoins. Ce n’était pas une chose facile. Longtemps ils avaient caressé l’espérance de tirer leurs ressources d’occupations conformes à leurs goûts ; Patrick serait artiste, les demoiselles écriraient ou dessineraient. Dans cette pensée, Patrick et Charlotte avaient écrit deux lettres à Wordsworth et à Southey, en leur envoyant quelques essais. La remarquable lettre de Patrick à Wordsworth resta sans réponse. Celle de Charlotte à Southey en obtint une qui honore singulièrement le poète qui l’a écrite. Dans cette lettre, Southey, tout en reconnaissant les promesses de talent que contenaient les essais qui lui avaient été envoyés, engageait cependant Charlotte à ne s’occuper de littérature qu’autant que cette occupation serait compatible avec ses devoirs. C’est une lettre sensée, à la fois indulgente et sévère, où l’auteur a pris un soin extrême pour n’inspirer ni découragement, ni espérance. Charlotte fut très sensible à cette admonition ; son ardeur en fut un peu ralentie, et pendant longtemps elle ne songea plus à la littérature comme ressource immédiate. Que faire alors ? Les sœurs pensèrent à fonder une école ; malheureusement l’argent manquait, et aussi l’instruction voulue. Leur éducation s’était faite à bâtons rompus : elles avaient acquis beaucoup, mais par elles-mêmes, et en dehors de toutes les règles voulues ; leur santé d’ailleurs était mauvaise. La santé d’Anne chancelait dès cette époque (1839), celle de Charlotte n’était pas meilleure ; Emilie, qui avait tenu une école à Halifax, fut obligée de revenir à Haworth au bout de six mois. Il fallait cependant prendre un parti, et elles étaient décidées à tout. Charlotte, pour sa part, n’était pas difficile sur le