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avec celui d’Emilie : de tous les membres de cette famille malheureuse, c’est lui qui devait avoir le sort le plus malheureux. Ses sœurs eurent tous les défauts qu’engendre une vie solitaire, mais elles eurent aussi tous les avantages qu’elle procure. Branwell au « contraire ne fut pas séparé de toute société : il dut à son sexe de jouir d’une demi-liberté ; mais cette demi-liberté devait lui être aussi fatale que l’absolue solitude le fut à ses sœurs. Le préservatif unique d’une âme passionnée, ou qui a plus de sensibilité que de force de caractère, est précisément la timidité. À ces âmes, la timidité tient lieu de réserve et de prudence ; elle clôt les lèvres qui sans elle seraient indiscrètes, elle contient la curiosité. Branwell, passionné comme ses sœurs, ne connut jamais la timidité. Cette liberté sembla d’abord cependant être pour lui une bonne fortune ; sa nature se développa et s’épanouit sans obstacle. À dix-huit ans, c’était un garçon gai, intelligent, sympathique, ardent, l’idole de sa famille et l’enfant gâté de tout le village, un de ces êtres à qui tout semble sourire, et qui sont prédestinés à toutes les erreurs. C’était le seul membre de la famille avec lequel les habitans du village eussent fait complète connaissance, et ils en raffolaient. C’était la merveille de la paroisse : on l’invitait aux repas de noces, aux repas funèbres, aux bombances de tavernes, aux fêtes populaires. Lorsqu’un voyageur descendu à l’hôtel du Taureau-Noir semblait s’ennuyer, l’hôtelier s’approchait de lui et disait : « Voulez-vous qu’on aille chercher Patrick pour vous tenir compagnie, monsieur ? » La conversation de Patrick (c’est ainsi que l’appelaient familièrement les villageois) était regardée comme un préservatif contre l’ennui. Patrick abusa de cette liberté, et ses passions se développèrent avec impétuosité. Les écarts de sa conduite n’échappaient pas à ses sœurs, qui les cachaient soigneusement à M. Brontë ; mais elles aimaient, dans leur idolâtrie, à les mettre sur le compte de son sexe et à les regarder comme des marques d’exubérante énergie. Cette nature heureuse fut ainsi détruite dans sa fleur ; son énergie, tournée exclusivement vers la passion, produisit l’effet d’une arme trop chargée qui repousse. Une passion coupable s’empara de lui ; il y mit toute son âme et l’y perdit. Pour se consoler de cette mort morale, il chercha l’anéantissement physique dans l’alcool et l’opium : il l’y trouva ; mais, violent jusqu’à la fin, lorsqu’il sentit s’approcher la dernière agonie, il se fit dresser sur les pieds et voulut mourir debout. Nous allons retrouver bientôt cette terrible histoire. Pour le moment, Patrick était la gloire et l’amour de sa famille ; ses sœurs étaient prêtes à faire pour lui tous les sacrifices, et ses talens semblaient mériter ce dévouement. Il avait des dispositions heureuses pour la peinture, et sans nul doute il avait un tempérament d’artiste ;