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les causes de cette nostalgie, nous a décrit dans le passage suivant le caractère sauvage et les habitudes indépendantes de sa sœur.


« Ma sœur Emilie aimait les bruyères. Des fleurs plus brillantes que la rose fleurissaient pour elle sur la plus noire des landes. Elle pouvait trouver un Éden dans quelque morne creux, au flanc d’une grise colline. Dans la triste solitude, elle trouvait de nombreux et de bien chers plaisirs, dont le plus grand, le plus aimé était la liberté. La liberté était le souffle des narines d’Emilie. Sans elle, elle périssait. La transition du foyer domestique à l’école et de sa vie bien silencieuse et bien solitaire, il est vrai, mais exempte de restriction et sans contrainte faite à la nature, à une vie de routine disciplinée, fut ce qu’elle ne put supporter. Sa nature instinctive fut plus forte que son empire sur elle-même. Chaque matin, lorsqu’elle s’éveillait, la vision du home et des bruyères s’emparait de son esprit, obscurcissait et attristait d’avance le jour qui se levait devant elle. Personne, excepté moi, ne savait ce qui l’agitait ; mais, moi, je le savais trop. Dans cette lutte, sa santé s’altérait rapidement ; sa blanche figure, sa forme émaciée, ses forces affaiblies faisaient craindre une prochaine crise. Je sentis dans mon cœur qu’elle mourrait, si elle ne retournait pas bien vite à la maison, et, dans cette conviction, j’obtins la permission de son départ. Elle n’avait été que trois mois à l’école, et plusieurs années s’écoulèrent avant qu’on tentât de nouveau l’expérience de lui faire quitter la demeure paternelle. »


Emilie avait pour les animaux un amour qu’on peut appeler sauvage et maladif. Elle portait ses préférences non sur les plus doux et les plus tranquilles, mais sur les plus turbulens et les plus dangereux. Ainsi il lui arrivait parfois d’arrêter quelque chien équivoque qui courait sur la route tête basse et langue pendante, pour lui donner à boire. Si elle était mordue, elle faisait rougir un fer au feu, et, impassible, cicatrisait la blessure sans rien dire à personne, dans la crainte de jeter le trouble dans l’esprit de ses parens. On lui avait donné un chien d’un caractère tout à fait anglais : il était fidèle et loyal autant que chien peut l’être ; mais lorsqu’une fois il avait été frappé d’un bâton ou d’un fouet, il oubliait toute son ancienne fidélité, et se précipitait sur l’offenseur pour l’étrangler. Emilie eut la gloire de dompter ce chien intraitable ; l’anecdote est caractéristique et donne une grande idée de l’énergie d’Emilie.


« Il aimait à monter les escaliers et à étendre ses larges pattes fauves sur les lits comfortables, délicatement revêtus de couvertures blanches ; mais la propreté intérieure du presbytère était stricte, et cette habitude de Keeper (le chien s’appelait Keeper, gardien) était en tel désaccord avec le bon ordre du ménage, qu’Emilie, en réponse aux remontrances de Tabby, déclara que si on le trouvait encore en faute, elle-même, en dépit de la férocité naturelle de l’animal, le battrait si sévèrement, qu’il ne donnerait plus aucun motif d’offense. Un soir d’automne, Tabby entra à demi tremblante, à demi triomphante, mais en grande colère, pour annoncer à Emilie que Keeper était