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ainsi dire à la naissance de cette passion chez des âmes d’enfans ; nous voyons comment les facultés d’imitation de l’enfance aident à son développement, comment cet instinct inné se fortifie par l’éducation et les habitudes familières. Le foyer de la famille Brontë est dans cette scène l’image de bien des intérieurs anglais.

Cette passion politique est tellement inhérente à la nature anglaise, qu’elle n’épargne ni le sexe ni l’âge. Deux ans après la scène que nous venons de raconter, Charlotte était à l’école de miss Wooler à Roë-Head, et la question de la réforme électorale qui s’agitait alors était l’objet des discussions de toutes les petites filles de l’école. « Nous discutions furieusement de politique en 1832, écrit une des anciennes amies de Charlotte. Charlotte savait les noms qui composaient les deux ministères : celui qui s’était retiré et celui qui fit passer le bill de réforme. Elle adorait le duc de Wellington, mais disait qu’on ne devait pas se fier à sir Robert Peel, car il n’agissait pas par principe, mais bien d’après l’utilité et l’à-propos du moment. Comme j’étais une furieuse radicale, je lui répondais que je ne comprenais pas comment un des ministres pouvait se confier à l’autre ; ils étaient tous de si grands coquins ! Alors elle se lançait dans l’éloge du duc de Wellington, éloge que je ne contredisais pas, car j’étais très ignorante sur son compte. Elle disait qu’elle s’était intéressée à la politique depuis l’âge de cinq ans ; elle n’avait pas tiré ses opinions de son père, au moins directement, mais des journaux qu’il préférait. » Ces passions puériles, significatives seulement en ce sens qu’elles laissent entrevoir le génie de la nation, étaient relevées chez Charlotte par une ardeur très âpre, qu’on serait loin d’attendre d’une fille de quinze ans. Il y a de la haine sérieuse et de la colère dans ce fragment d’une lettre écrite à son frère en 1832 : « Récemment je commençais à croire que l’intérêt que je prenais autrefois aux choses publiques s’était affaibli ; mais l’extrême plaisir que j’ai ressenti en apprenant la nouvelle du rejet du bill de réforme par la chambre des lords et de la résignation de lord Grey m’ont convaincu que je n’ai pas encore perdu mon ancien penchant pour la politique. » C’est le ton de l’esprit de parti, c’est l’accent de la conviction passionnée. Si quelqu’un de ses héros, M. Rochester, ou le curé Helstone, ou M. Yorke, exprimaient leur opinion poétique, ils ne parleraient pas : un langage bien différent.

Le séjour à l’école de miss Wooler à Roë-Head, où Charlotte fut envoyée vers l’âge de quinze ans, fut relativement un temps de bonheur. C’est une journée de soleil entre deux journées de brouillard. Là, Charlotte, trouva un moment ce qui lui manqua toujours, une société. Elle forma des amitiés dont quelques-unes ont duré toute sa vie. La nature n’y était pas sombre comme à Haworth, mais riante et