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I

La vie de Charlotte Brontë confirme ce que ses écrits laissaient pressentir. Ces écrits sont le produit, le résultat de certaines circonstances particulières, et miss Brontë, qu’on nous pardonne ce jargon barbare, est elle-même un résultat. Rien n’est curieux comme de contempler la fermentation, l’amalgame, la combinaison des élémens divers qui ont contribué à former ce talent. Quand on a achevé cette lecture, il semble qu’on ait assisté à toutes les phases d’une création naturelle, et on pense involontairement qu’il y aurait à fonder une nouvelle science qui pourrait prendre justement le titre de chimie morale.

La première question à se poser est celle-ci : quel est le don qui distingue miss Brontë ? L’avait-elle reçu en naissant, ou le doit-elle à des circonstances particulières ? Je crois qu’en règle générale on peut diviser les artistes et les écrivains en deux grandes classes : ceux dont le talent domine la nature, et ceux dont la nature est plus puissante que le talent. Je m’explique : certains artistes et écrivains, et ceux-là sont les plus grands et les plus sûrs d’eux-mêmes, semblent devoir peu de chose à l’éducation et aux circonstances dans lesquelles ils ont vécu. Ils ont reçu de Dieu un don spécial, inné, qui fait partie de leur nature, qui la domine, qui se laisse apercevoir dès les premières années, et qui, bien loin d’être dominé par les circonstances extérieures, se les approprie au contraire et s’en rend possesseur. Cette faculté n’est pas gouvernée, mais gouverne toutes les autres, et dirige à son gré, librement en quelque sorte, l’ensemble de l’organisme humain. De cette catégorie d’artistes et d’écrivains, on peut dire que le talent est plus fort que la nature, ou plutôt qu’il est la nature même. Les autres au contraire, — et ce sont à mon avis les plus intéressans, — ne naissent pas ainsi armés de pied en cap d’une faculté invincible, et qui doit être fatalement victorieuse des obstacles. Il semble que lorsqu’ils ont été jetés dans le monde, ils aient été recommandés à la sollicitude et à la tendresse de la nature, et qu’ils portent écrit sur leur front : Destin, sois-moi favorable ; hommes, ayez pitié ! Le seul don qu’ils aient reçu est celui d’une excessive susceptibilité. Vague, flottante, sans direction précise, leur nature présente l’aspect d’une fermentation, d’un bouillonnement, d’un chaos puissant et fécond qui attend son fiat lux. Ce fiat lux, ce sont les circonstances qui le prononcent. Il n’y a presque jamais rien à craindre pour l’avenir de telles intelligences, car leur susceptibilité leur tient lieu de tout, et la richesse des élémens qui les composent ne peut disparaître. Elles seront toujours remarquables