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aux besoins et aux passions ; chez l’individu et chez l’espèce, les unes et les autres entrent en exercice selon l’ordre de leur ancienneté anatomique, de leur énergie et de leur complication, trois termes qui sont connexes. Les plus éminentes sont moins anciennes anatomiquement, sont moins énergiques dans leurs impulsions, et sont plus compliquées dans leurs opérations ; par conséquent, chez l’individu et chez l’espèce, le rôle en est toujours postérieur.

De la sorte on peut éclaircir ce que laissent de vague les propositions de M. Renan. Si par sauvage on doit entendre, comme je le pense, un état où l’homme est exclusivement préoccupé de ses besoins physiques, où il est, si je puis ainsi parler, sans aucun capital matériel et intellectuel, il n’y a aucune race qui ait échappé à cet état ; chacune a développé de proche en proche ses facultés à fur et à mesure des accumulations. Les travaux mathématiques et astronomiques, bien loin d’être primitifs, supposent au contraire une longue évolution antérieure qui a permis à la spéculation scientifique, si difficile à l’homme primitif, de se manifester dans ses premiers rudimens. Enfin, noblesse et pureté de race ne pouvant signifier qu’une organisation supérieure et une plus grande aptitude à traverser rapidement les stages inférieurs, il ne faut pas voir une déchéance dans les contacts divers au milieu desquels ces familles humaines privilégiées ont créé la civilisation et l’ont exhaussée successivement.


V. – CONCLUSION.

M. Renan écarte péremptoirement de l’histoire la philosophie à priori et les idées absolues. Je suis, sans réserve, de son avis. À la vérité, il se borne à cela, et, s’attachant aux faits et aux conclusions qui en découlent immédiatement, il ne nous dit pas quelle philosophie il met en la place de celle dont il se détourne. Mon intention n’est, en aucune façon, de demander à M. Renan compte du mode d’exposition qu’il a suivi ; mais, prenant pour point de départ le seuil sur lequel il s’arrête, je continue. La philosophie à priori, autrement dit la métaphysique, perd, à chaque pas du développement moderne, la consistance et quelqu’un des appuis qu’elle avait dans les habitudes et, si je puis dire ainsi, dans la constitution transitoire de l’esprit. Des deux grandes philosophies qui se sont partagé le monde intellectuel, l’une à priori, subjective ou métaphysique, l’autre à posteriori, objective ou expérimentale, le sort est désormais décidé ; le rapport est devenu inverse, et la révolution est accomplie. Ce qui jadis était impossible à l’expérience et possible à la métaphysique, à savoir donner une philosophie des choses, est aujourd’hui impossible à la métaphysique et possible à l’expérience.