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que chacun s’est efforcé d’y mettre. Aucune nuance, aucune finesse, un bruit confus où l’on ne distinguait ni les modulations nombreuses qui pénètrent ces masses chorales, ni les à parte qui s’en détachent. Il n’y a vraiment que l’Alboni qui ait été admirable d’un bout à l’autre dans cette musique, dont elle comprend si bien les délicatesses. Il faut lui entendre chanter : Una voce poco fa, et les variations de Hummel, au second acte, pour se faire une idée de la perfection vocale unie à une des plus belles voix qui existent.

On a repris tout récemment aussi la Lucrezia Borgia, de Donizetti, où Mme Steffenoni a été moins heureuse que dans il Trovatore. Cet opéra, qui renferme des beautés réelles, n’a jamais obtenu à Paris qu’un succès d’estime, même alors que M. Lablache faisait entendre, dans l’introduction du premier acte, sa voix formidable. On peut affirmer, sans exagération, que le plus grand nombre d’effets nouveaux qu’on trouve dans les œuvres de M. Verdi, et qui caractérisent sa manière, sont puisés dans la Lucrezia Borgia de Donizetti. Seulement M. Verdi, en exagérant l’emploi des unissons et certains procédés d’instrumentation d’un maître qui savait écrire et qui connaissait le grand art de tempérer les couleurs trop vives par de savantes dégradations, en a détruit le charme et la distinction première.

Enfin, après ces diverses tentatives, qui prouvent au moins le zèle et la bonne volonté de la direction, le Théâtre-Italien vient de produire une nouveauté piquante qu’il tenait en réserve pour frapper un coup décisif sur cette portion très nombreuse du public parisien qui n’accepte la musique de M. Verdi que comme un pis-aller de l’inclémence des temps : nous voulons parler de la Traviata, opéra en trois actes, qu’on a donné tout récemment pour les débuts d’une nouvelle cantatrice, Mlle Piccolomini. La Traviata (l’égarée), c’est l’héroïne de M. Alexandre Dumas fils, la dame aux camélias, qui dans le canevas du librettiste italien ne s’appelle plus Marguerite Gauthier, mais Violetta Valéry. La scène est transportée par M. Piave en 1700, dans le Paris du vieux Louis XIV, ce qui dérange un peu l’économie de cette grossière peinture de certaines mœurs du Paris moderne. On peut se demander tout d’abord si la musique, et particulièrement la musique dramatique, peut aborder impunément toute sorte de sujets. Est-il dans le pouvoir d’un art aussi exquis, d’un art qui ne peut articuler que des nuances, de descendre dans les profondeurs d’un monde avili, et de prêter, pendant trois actes, ses divins accords à des passions abjectes ? Que vous puissiez chanter une favorite qui n’est devenue la maîtresse d’un roi que parce qu’on a trompé son ingénuité, que vous ne reculiez pas devant une Lucrèce Borgia, la fille d’un pape, la femme d’un souverain, qui traverse une fable dont elle n’est qu’un accident, et qui trouve dans le sentiment maternel une source qui la purifie ; que vous alliez même jusqu’à faire chanter un bouffon comme Triboulet, parce que ce bouffon est père d’une fille unique qu’on outrage et qu’on enlève à sa tendresse, c’est déjà beaucoup, et vous touchez presque aux limites d’un art qui perdra toujours de son prestige et de sa puissance en essayant d’exprimer les éclats extrêmes de la passion, qui appartiennent à la bête plus qu’à la nature humaine. Si déjà vous révoltez la satire en la faisant pénétrer jusqu’aux bouges que fréquentait le vieux Mathurin Régnier, que