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douzaine de travailleurs, qui, un pied sur un talus, impriment de l’autre un mouvement de va-et-vient à la machine. Ces groupes de corps noirs et nus ruisselant de sueur, ces figures au regard haineux, à la chevelure inculte, suspendues entre ciel et terre, ont un aspect diabolique qui me rappelle à la mémoire certains détails de la grande œuvre de Michel-Ange. On fera remarquer toutefois que ces travaux pénibles, surtout sous le ciel brûlant de l’Inde, sont beaucoup moins redoutés des détenus que l’emprisonnement cellulaire, qui, dans l’établissement pénitentiaire d’Agra, sert à réprimer les infractions graves à la discipline. Les cellules sont réunies dans un bâtiment spécial ; à la porte de chaque cellule, une notice donne en langue native le nom, la nature du méfait, la durée de la peine, et, détail marqué au triple sceau de l’excentricité britannique, le poids du prison nier à son entrée en cellule. Des moyennes prises sur des expériences multipliées permettent, dit-on, d’établir que le régime cellulaire est infiniment favorable aux détenus, et qu’il leur communique un embonpoint comparable à celui que le racahout des Arabes communique, comme chacun sait, aux belles sultanes, dont il est la nourriture habituelle. Le hasard semble vouloir me donner une preuve de ce fait intéressant de pathologie indienne, car, dans une cellule que je me fais ouvrir sans la moindre préméditation, je me trouve en présence d’un brahme du plus plantureux aspect.

Dans les cellules, les détenus sont astreints à moudre par jour une certaine quantité de grain, ou à imprimer un nombre donné de rotations à la roue d’un régulateur dont le cadran, placé à l’extérieur de la cellule, fait connaître à chaque instant au gardien à quel point de cette tâche d’écureuil laborieux en est arrivé le prisonnier. Pendant deux heures chaque jour, les détenus des cellules sont conduits dans des loges à ciel ouvert où ils peuvent prendre quelque exercice et faire leurs ablutions. Un des hôtes de ces cages est un jeune garçon de douze ans au plus, qui cherche, par des cris lamentables, à éveiller la pitié de l’officier qui veut bien me faire les honneurs de l’établissement. Il existe dans la geôle d’Agra un assez grand nombre d’enfans qui sont tous réunis dans un atelier séparé, et auxquels tout contact avec les détenus est sévèrement interdit. Ce n’est pas sans étonnement que j’appris que de ces petits drôles, à peine au sortir de l’enfance, plusieurs étaient frappés de condamnations à vie. Parmi ces derniers était un précoce scélérat de quatorze ans au plus, hôte déjà ancien de la prison, et condamné pour avoir assassiné une petite fille dont il avait volé les bracelets et les boucles d’oreilles ; c’était du reste le plus intelligent de la bande, et, sur l’ordre de mon compagnon, il me donna sans difficulté des preuves de son savoir, en me récitant avec une volubilité d’écolier, d’une voix argentine, ce qu’on