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l’administration pour les documens natifs. Ce qui me frappe surtout, c’est que je n’éprouve pas ce sentiment de terreur involontaire dont on ne peut se défendre lorsque l’on visite en Europe les terribles lieux consacrés à l’expiation des crimes. Quelle différence en effet entre cette prison à ciel ouvert, où l’air et la lumière circulent de toutes parts, et une prison de la vieille Europe avec ses murs élevés, ses longs corridors sombres où retentit le grincement des verrous ! De plus, le condamné de l’Inde, bien que souvent terrible en ses vengeances (car ce n’est pas par un luxe de précautions oiseuses que mon conducteur, marqué au visage d’une blessure vieille à peine de quelques mois, s’est armé avant d’entrer dans l’enceinte de la prison), le condamné de l’Inde ne présente pas ce front désespéré, marqué du signe de Caïn, que l’on retrouve chez les habitans des bagnes et des prisons du continent civilisé. Calme et résigné, il vaque en silence à ses occupations, et porte sans honte, sans remords et sans effronterie le pagne et les deux anneaux reliés à une chaîne qui composent la livrée de la prison. Ma qualité d’étranger me donnait des titres à être admis auprès des lions de l’endroit. Ils m’apparurent d’abord sous les espèces de dix-sept thugs, qui à un signal vinrent s’accroupir autour de moi en posture de singes assis sur leurs queues, cette posture favorite et inexpliquée de l’homme de l’Inde. Je ne crois pas parler trop avantageusement de mes mœurs en affirmant ne m’être jamais rencontré en plus mauvaise compagnie, car de ces dix-sept thugs le plus innocent avait au moins sa douzaine de meurtres sur la conscience. C’étaient d’ailleurs presque tous des personnages à longue barbe blanche, aux traits austères, qui eussent offert des modèles très convenables à un peintre curieux de reproduire sur la toile de respectables têtes de vieillards, pères de l’église, ermites ou patriarches. L’on me conduisit ensuite vers des cellules où se trouvaient enfermés, soumis à l’emprisonnement solitaire, quelques caractères indomptables de la prison. Jamais je n’oublierai les traits d’un des hôtes de ces sombres repaires, un homme de trente ans environ, de haute stature et d’une admirable figure, qui, de la muraille où il était attaché par une lourde chaîne, lança sur notre cortège un regard plein de dépit et de colère dont je pus difficilement soutenir l’éclat. Cet homme, prisonnier de distinction et traité comme tel, était, me dit-on plus tard, un chef de voleurs des hauts pays condamné à la transportation. Pendant le trajet de Delhi à Calcutta, il avait fait promesse au sous-officier chargé de l’accompagner d’une récompense de 2 lacs de roupies (500,000 francs), s’il voulait prêter les mains à son évasion. Les détenus commencent le travail à sept heures du matin ; à onze heures, il leur est accordé une heure et demie de repos, et ils reprennent ensuite le travail jusqu’à