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défaut : Voltaire excellera par le bon sens, Shakspeare par l’imagination et l’idéal, Molière par la vérité morale. Cependant, on peut l’affirmer, il n’y a jamais eu de génie véritable chez qui ces qualités maîtresses aient toutes à la fois manqué, et celui en qui on les trouve également et complètement absentes, celui-là, on peut le dire hautement, n’est ni un grand esprit, ni un grand poète, ni un peintre vrai de la nature humaine.

La grande prétention des admirateurs de M. de Balzac, c’est pour tant qu’il ait été éminemment vrai, plus vrai qu’aucun romancier de ce temps-ci. Il faut s’entendre. Nous ne nions pas, personne ne nie que l’auteur des Scènes de la vie privée n’ait atteint à une certaine vérité dans ses tableaux de mœurs, vérité de détail et d’observation, vérité relative, partielle et extérieure en quelque sorte : quant à la vérité d’ensemble, à la vérité générale, absolue, elle lui échappe presque toujours. De l’homme, il a saisi les accidens, les originalités, ce qu’Il y a d’individuel, de mobile et de contigent comme dit l’école ; il n’a pas saisi ce qu’Il y a d’éternellement immuable, d’universel, en un certain sens de nécessaire. Sous la multiplicité des détails dont se compose la vérité apparente, la vérité morale s’est dérobée à lui. La mise en scène, le costume et le masque des personnages, le côté matériel et pittoresque, la surface enfin des choses humaines et sociales, tout cela est chez lui finement étudié et merveilleusement rendu ; mais le fond humain, la vie intime, l’analyse profonde des passions, la peinture fidèle des sentimens et des caractères, ne cherchez pas cela dans ses livres.

M. de Balzac a peint le réel, ce qui, dans l’art, n’est pas la même chose que le vrai. Le vrai est un, absolu, de tous les temps ; le réel est variable et essentiellement relatif ; il change suivant les individus, les époques, les circonstances. L’un est comme l’écorce et la partie extérieure de la vie humaine, l’autre en est l’essence même et l’élément divin. Sans nul doute, le réel a sa place dans l’art, mais non pas la première ; il n’y doit entrer qu’à la condition de s’épurer, de se transformer dans une certaine mesure, et il ne s’épure, il ne se transforme qu’en s’alliant à l’idéal. L’idéal est la vie, il est l’âme même de l’art. Cette âme est absente chez M. de Balzac. Et voilà pourquoi nous avons été en droit de le signaler comme un des pères légitimes, comme un des chefs de cette triste école du réalisme qui, de nos jours, dans les lettres et dans la peinture, semble avoir pris à tâche de fausser et de dégrader l’art, qui, parce qu’elle est incapable de s’élever à l’idéal, veut que l’esprit humain s’en passe, et, prise d’un amour effréné pour la matière, met tout son orgueil et fait consister tout le génie à en copier scrupuleusement les vulgarités ou les turpitudes.