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du son, de la pâleur mate du son, de paroles échevelées ou constellées[1]. »

Parfois la métaphore se transforme du tout au tout ; ce qui était une flamme devient une pluie, ou réciproquement. « En un moment aussi rapide qu’un coup de foudre, Suzanne reçut une bordée de pensées au cœur : un éclair d’amour vrai brûla les mauvaises herbes écloses au souffle du libertinage ;… mais un vague espoir, la fatalité si l’on veut, sécha cette pluie bienfaisante[2]. » On n’en finirait pas si on voulait, je ne dis pas relever tous ces manques de goût, qui sont innombrables, mais caractériser seulement sous ses diverses faces le style bariolé de M. de Balzac. Il affectionne les images bizarres et emphatiques, « les avortemens où le frai du génie encombre une grève aride, les landes philosophiques de l’incrédulité, les marais de l’espérance ou de l’incertitude, les souterrains minés par le malheur et qui sonnent creux dans la vie intime. » Vous apprenez avec étonnement, ici que les bossus sont des anges et que leur bosse est l’étui de leurs ailes, ailleurs qu’un « front chauve distille des idées dévorantes, » ou qu’une ville est troublée « dans tous ses viscères publics et domestiques. » Ici c’est un amant qui enveloppe sa maîtresse « dans la ouate de ses attentions, » ailleurs c’est un homme qui jette majestueusement sur un salon « un regard de circumnavigation[3]. »

À nos yeux, ces manques de goût ne sont pas des choses futiles ; c’est le style même, et le style, c’est la pensée, c’est l’homme. Si M. de Balzac est un observateur sagace, un peintre souvent énergique, il n’est pas un écrivain ; s’il a beaucoup d’imagination et de verve, il est complètement dénué de goût et manque aux premières lois du style. Rarement sa pensée se traduit sous une forme nette, franche, correcte, et qui satisfasse pleinement l’esprit ; rarement il trouve le mot propre, l’expression juste : il est presque toujours ou en-deçà ou au-delà du vrai, plus souvent au-delà. Sa fougue l’emporte, il passe le but, et la langue ne suffisant plus à rendre ses idées bizarres, subtiles ou excessives, il en vient à se faire une langue à lui et à forger des mots étranges. Son vocabulaire est un mélange d’archaïsme affecté et de néologisme sans frein. Par momens, on croirait lire du Rétif de la Bretonne : c’est la même bizarrerie d’expressions, tantôt grossières, tantôt prétentieuses, la même manie d’inventer des mots à effet ; pour tout dire, ce sont les mêmes enluminures, les mêmes barbarismes et le même mauvais goût. Il n’y a pas jusqu’à la grammaire qui, chez M. de Balzac, ne reçoive souvent de rudes atteintes : c’était ignorance d’abord ; plus tard, et

  1. La Peau de Chagrin, le Lys dans la Vallée.
  2. La Vieille Fille, première partie.
  3. Voyez Honorine, Modeste Mignon, la Recherche de l’Absolu, la Vieille Fille, Pierrette, David Séchard.