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informe, puis, sous prétexte de corrections, développant successivement cette première expression de sa pensée, la modifiant et la transformant indéfiniment. Ce qui est plus singulier, c’est qu’il appliquait ce mode de composition même à ses œuvres dramatiques, c’est-à-dire aux œuvres qui exigent, ce semble, entre toutes celles de l’esprit, la réflexion la plus profonde et le plus puissant travail de combinaison. Ses drames, comme ses romans, il les écrivait au hasard de la plume ; il les improvisait en quelque sorte fragment par fragment, scène par scène, et toujours sur l’épreuve. Cette manie faisait damner ses imprimeurs et ruinait ses éditeurs en frais de correction. Ce que nous voulons seulement faire remarquer ici, c’est qu’Il y a dans ce mode de composition décousu, hasardeux, incohérent, l’explication de beaucoup des défauts qui frappent dans ses ouvrages.

Un mélange singulier de force et de faiblesse, de lumière et de ténèbres ; un manque fréquent de proportion, de mesure, d’harmonie ; des exagérations imprévues et des contradictions morales ; des caractères modestes au début s’agrandissant tout à coup au milieu, et prenant à la fin des dimensions gigantesques, comme ces ombres chinoises qui viennent sur le spectateur et envahissent tout le champ de la perspective, ce sont là les défauts ordinaires de M. de Balzac : ils tiennent à sa nature sans doute, mais ils ont dû s’aggraver par sa manière d’écrire. À le lire, on a un peu le sentiment de cette production pénible. Il ne donne pas l’idée d’un arbre puissant qui se développe dans sa liberté et sa régularité majestueuse : on dirait plutôt un arbre bizarre de forme et d’attitude, au tronc vigoureux, mais contourné, enfonçant dans un sol rocailleux ses racines noueuses, et qui, surmontant mille obstacles, jette confusément de côté et d’autre ses épais rameaux et ses feuillages parfois inextricables. L’impression qu’on éprouve est celle de l’effort, qui se trahit par tout. Ce lent dégagement de la pensée, qui rendait à M. de Balzac la composition si difficile, on le retrouve dans le style. On devine, on sent que l’enfantement a été laborieux, que l’idée, loin de sortir tout armée du cerveau de l’écrivain, n’en a été arrachée qu’avec fatigue et comme par lambeaux. Voyez-le : il commence lourdement ; la plume creuse malaisément son sillon ; la phrase se traîne longue, embarrassée, surchargée de détails, ambitieuse et vulgaire, semblable au lion du poète à demi plongé encore dans le limon du chaos. L’écrivain se bat les flancs pour s’échauffer ; il lui faut du temps pour entrer en verve. Il y a des momens lumineux, et comme des éclaircies, où tout brille d’une clarté limpide ; puis tout à coup il semble que l’inspiration s’éteigne et que les ténèbres se fassent. À côté d’une page nette, ferme, vigoureusement frappée, d’une description réussie, d’un portrait exquis, vous avez des pages qui ne sont pas écrites,