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de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différens qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un savant, un oisif, un homme d’état, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont quelquefois aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc… »

Est-il possible de se faire une idée plus fausse de la nature humaine, de méconnaître d’une façon plus étrange sa merveilleuse unité et ce qu’elle a d’éternellement et de profondément immuable sous ses apparences diverses et ses formes ondoyantes ? Certes, si M. de Balzac eût appliqué à la rigueur sa théorie, il n’eût pas fait les excellentes choses qu’il a faites. Et néanmoins, même en tenant compte de son goût pour le paradoxe, et bien qu’il faille avec lui se défier des systèmes imaginés après coup, il semble que la pente naturelle de son esprit l’ait toujours entraîné de ce côté. C’est par là qu’il demeure, malgré sa finesse, malgré son habileté et son esprit, à cent coudées au-dessous de ces incomparables génies qui ont écrit le Misanthrope et le Roi Lear. Et, sans aller si haut, c’est par là qu’il est inférieur même à l’auteur de Gil Blas, sur lequel il l’emporte d’ail leurs pour la profondeur d’observation et la force du coloris.

Là même où il excelle, je veux dire à reproduire la réalité, il se complaît trop à la faire plus vulgaire, plus sensuelle, plus brutale encore qu’elle n’est : il semble en exagérer à plaisir les laideurs. Un idéal moral, c’est la grande chose qui lui a manqué. Pour bien peindre l’homme, pour le comprendre pleinement, il faut l’aimer un peu et le respecter beaucoup ; il faut, tout en discernant ses travers, tout en haïssant ses vices, reconnaître ses grandeurs morales, savoir s’attendrir sur ses misères, admirer ses dévouemens et aimer les vertus dont il est capable. Si on ne croit pas en lui, si on n’éprouve pour lui ni respect ni pitié, si on proclame le triomphe du mal comme la loi suprême qui pèse sur le monde et le gouverne, — de quelques ressources d’esprit et de quelque fécondité d’imagination qu’on soit doué, — on n’enfantera jamais rien qui approche des chefs-d’œuvre que nous ont légués les grands peintres du cœur humain. Combien autre est en effet leur inspiration ! S’ils jugent sans illusion la nature humaine, du moins ne se complaisent-ils pas à la dénigrer et à l’avilir. À côté de ses instincts mauvais, ils savent reconnaître et encourager ses bons instincts. Impitoyables pour le vice, ils ne font pas douter de la vertu. Sévères pour l’homme, ils ne le font pas prendre en haine et en mépris. Ils n’attristent pas le cœur, ils ne flétrissent pas la conscience, ils ne souillent pas l’imagination. On se sent meilleur quand on les a lus, et plus fort pour faire son devoir.