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mille élémens de l’existence vulgaire et matérielle, tout cela a de la vie dans ses livres, tout cela a une âme, de la pensée, du sentiment ; tout cela intéresse et attire ; tout cela, par un charme étrange, attendrit ou répugne, donne envie de rire ou de pleurer. C’est là, il faut le dire, de l’art véritable, et du meilleur ; c’est là de la poésie et de la vraie peinture. Si M. de Balzac avait toujours entendu et pratiqué ainsi la description, il n’aurait pas encouru le reproche d’avoir, pour sa part, ouvert la voie au réalisme, car le caractère du réalisme, c’est précisément de négliger la pensée, le sentiment, l’âme des choses, pour ne s’attacher qu’à la forme, à l’apparence, à l’enveloppe matérielle.

La finesse d’analyse, l’observation maligne et une certaine verve comique ont fait à bon droit le succès de plusieurs caractères supérieurement dessinés par M. de Balzac. Ce qui ne mérite pas moins d’être vanté à notre avis, c’est le talent avec lequel il a su peindre certaines existences de province, humbles, monotones, étouffées, condamnées à végéter dans une éternelle immobilité ; c’est la poésie demi-triste, demi-souriante, qu’il a su jeter sur quelques-uns de ces personnages, sur quelques figures de femmes qu’il nous montre assises dans l’ombre de quelque obscure demeure, tremblantes et doucement résignées, vivant entre l’accomplissement silencieux du devoir et l’habitude de la douleur, — ou bien, victimes ignorées de quelque despotisme domestique, s’éteignant lentement écrasées sous le poids d’une jalousie hypocrite, d’un égoïsme froidement implacable. Cette qualité attachante du romancier brille surtout dans ses premières Scènes de la vie privée et de a vie de province, dans quelques pages de la Recherche de l’Absolu, et dans la première partie de Pierrette, l’une des études où il a mis le plus de charme, et même de sensibilité, chose toujours rare chez lui.

M. de Balzac a eu un grand tort : à’a été de forcer son talent en agrandissant démesurément son cadre. Il était né peintre de genre ; pourquoi a-t-il voulu faire de la grande peinture philosophique ? Pourquoi, avec le pinceau de Teniers ou de Miéris, a-t-il voulu couvrir de larges toiles comme Rubens ou Véronèse ? On dit que, vers la fin de sa vie, il trouvait fort mauvais qu’on bornât sa gloire aux premières Scènes de la vie privée, et qu’il mettait bien au-dessus de ces nouvelles, qui fondèrent sa réputation, les grands romans soi-disant philosophiques qu’il a publiés depuis : méprise étrange assurément, car ces nouvelles seront sans nul doute le meilleur de son bagage devant la postérité, méprise pourtant qui n’est pas faite pour étonner quiconque connaît un peu l’esprit humain. L’histoire des lettres est pleine d’exemples d’écrivains, même illustres, qui toute leur vie ont mis leur orgueil dans des œuvres condamnées à ne pas leur survivre, tandis qu’ils dédaignaient