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avait de bonne heure accumulé en lui d’inépuisables matériaux. Les esprits doués de cette faculté semblent des daguerréotypes vivans : chaque personnage, chaque objet qui passe devant eux laisse en eux son image, mais une image gravée en caractères indélébiles, comme celle que fixe le photographe sur sa plaque métallique. Ces mille accidens, ces mille tableaux changeans et rapides que les caprices du hasard, le courant de la vie, le mouvement du monde font passer sous nos yeux, fugitifs pour nous et oubliés le lendemain, sont pour eux toujours présens et toujours fidèles. Pour personne peut-être cette comparaison n’a été plus vraie que pour M. de Balzac. À la façon dont il dessine certains personnages, dont il décrit certains paysages ou certains intérieurs, on dirait qu’il les voit, et qu’il peint d’après nature. C’est une sorte d’intuition ou de seconde vue qui se fait en lui. Dans ses portraits, dans ses descriptions, l’exactitude du trait, la finesse des nuances, la profusion enfin et la vérité des détails sont telles que l’illusion est parfois complète : il semble que c’est la réalité même décalquée et transportée sur la toile.

Pour atteindre à cette puissance d’illusion, il faut autre chose encore que le don de l’observation et la richesse de la mémoire : il faut surtout cette force d’imagination qui anime, qui colore les souvenirs, et, des images ensevelies au fond de l’intelligence, fait des réalités et des personnes vivantes. Le don que nous admirons chez M. de Balzac plus que tous les autres, le don par excellence selon nous, c’est le don de la vie. L’exactitude matérielle, la fidélité minutieuse, c’est peu dans une description ou dans un portrait : la qualité qui importe entre toutes, la qualité souveraine, c’est la vie ; les tableaux de M. de Balzac sont éminemment vivans. Les personnages qu’il met en scène dans ses Études de Mœurs ne sont pas des figures de convention ou de fantaisie, de brillantes et froides images ; ce sont des hommes en chair et en os, de vrais hommes, comme on en a rencontré cent fois, comme on vient tout à l’heure d’en saluer dans la rue. Plusieurs de ses créations sont devenues des types populaires, dont le nom est dans toutes les mémoires : c’est là un grand et rare honneur, et qui peut suffire à la gloire d’un écrivain.

Ce que nous venons de dire des bons portraits de M. de Balzac, on peut le dire aussi de la plupart de ses descriptions : il a le talent de les colorer, de les animer, de donner aux choses mêmes une physionomie expressive et vivante. Ces vieilles maisons de petite ville, opulentes et mélancoliques comme celle des Claës, froides et nues comme celle du père Grandet, propres et glaciales comme celle des Rogron, ces intérieurs de vieux célibataires ou de négocians enrichis, ces meubles antiques, ces tentures fanées, ces ornemens de mauvais goût, ces mille détails bourgeois, tristes ou ridicules, ces