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mais Vénus moins la fatalité divine qui l’excuse et la voile à demi ; c’est l’ardeur du sang, ce que l’auteur lui-même appelle les bouillo-nemens de la sensation et les accès charnels. Eh bien ! allier dans une âme cet amour à la plus pure mysticité, mettre ces fureurs des sens dans une nature angélique, accoupler ainsi l’idéal et le sensualisme, n’est-ce pas une conception repoussante[1] ? Il y a dans l’homme des contrastes, il n’y a point de tels assemblages et de telles contradictions. Ce ne sont pas là des créatures humaines ; ce sont des monstres, moitié femme, moitié reptile.

En voilà plus qu’il n’en faut pour montrer comment M. de Balzac a souvent violé la vérité morale dans la peinture des sentimens, comment il les a souvent travestis en les matérialisant, comment enfin il a traité de certains sujets délicats en homme qui manque de cette grande qualité, la première, la plus indispensable de toutes en pareille matière, le sens moral, qui est pour les choses de l’âme ce que le goût est pour les choses de l’esprit, ce que le tact est pour les convenances du monde.

Est-ce à dire que M. de Balzac ait toujours échoué dans la peinture des affections tendres du cœur humain ? Non, sans doute, et tout le monde sait avec quel charme il a peint l’amour filial d’Eugénie Grandet et de Marie Claës, l’amour maternel dans la Grenadière, le dévouement conjugal sous les noms de Mme Claës, de Mme Birotteau et d’Eve Séchard, l’amour enfin, la passion sinon chaste, du moins vraie, dans la Femme abandonnée, dans la Femme de trente ans, etc. D’où viennent ces inégalités et ces chutes ? Comment d’aussi gracieuses créations peuvent-elles être sœurs de créations aussi monstrueuses ? C’est qu’il y a deux hommes en M. de Balzac, deux hommes qui se contrarient et se contredisent, qui tour à tour tiennent la plume, et qui parlent des langages très divers : Il y a le poète ou le peintre, et il y a le philosophe, ou, si on veut, le moraliste. Le poète, le peintre, c’est-à-dire l’écrivain qui s’abandonne à l’inspiration naïve et peint la nature telle qu’il la voit et telle qu’elle est, le conteur qui se laisse aller à sa veine sans parti pris ni esprit de système, celui-là a trouvé pour ses tableaux des couleurs vraies, naturelles, saisissantes. — Le philosophe, le moraliste, au contraire, qui disserte au lieu de conter, qui analyse au lieu de peindre, qui cherche des types

  1. Ce qui n’est pas moins repoussant peut-être, c’est l’affectation que met l’auteur, sous prétexte d’idéal et de mysticisme, à revêtir de formules empruntées aux dogmes et aux sacremens de la religion chrétienne des idées d’amour plus ou moins platonique : « Nous voici devant la crèche d’où s’éveille le divin enfant… qui par des plaisirs incessans donnera du goût à la vie. » Et ailleurs l’amant, buvant les larmes de son amante, s’écrie : « Voici la première, la sainte communion de l’amour. Je viens de m’unir à votre âme, comme nous nous unissons au Christ en buvant sa divine substance. » (Le Lys dans la Vallée, t. Ier, p. 168, 172.)