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la littérature contemporaine : M. Eugène Sue et plus tard M. Frédéric Soulié l’ont développée dans de longues et lugubres histoires ; mais en la reprenant dans ses scènes de mœurs familières, en la ramenant aux proportions de la vie ordinaire et dans le cadre de notre société bourgeoise, l’auteur de la Peau de Chagrin lui a donné un caractère de vraisemblance et imprimé en quelque sorte, un cachet de réalisme qui la rend encore plus amère et plus malfaisante.

On a vu comment toutes les idées philosophiques de M. de Balzac se réduisent à ces deux termes, scepticisme et matérialisme. On sait, aussi ce que son scepticisme a fait des notions de bien et de mal, de devoir et de vertu. Cherchons ce que son matérialisme a fait des sentimens moraux.

Le sujet du Père Goriot est connu : c’est l’amour paternel poussé jusqu’à l’abnégation et au dépouillement, et mis en regard de l’ingratitude des enfans poussée jusqu’à la cruauté et presque au parricide. Ce sujet n’est pas neuf, la muse tragique l’a plus d’une fois traité ; mais qu’importe ? Le cœur humain est une mine inépuisable, et, transporté dans les conditions de la vie ordinaire, ce thème pouvait fournir au romancier des analyses intéressantes et des situations pathétiques. Il serait injuste de méconnaître que M. de Balzac en a heureusement traité plusieurs parties. La figure de ce vieux marchand dont l’amour idolâtre pour ses filles se compose de tant de faiblesse et de dévoûment, de tant de vanité puérile et d’infatigable bonté, cette figure a d’abord dans le roman, à travers mille détails ingénieux, quelque chose de touchant et de résigné qui attire et intéresse. Bientôt cependant le caractère se gâte en s’exagérant ; de naturel qu’il était, il devient invraisemblable, repoussant et presque odieux. Sait-on par quel sacrifice le père Goriot couronne sa vie d’abnégation, pourquoi il vend les derniers débris de sa vaisselle d’argent et se réduit lui- même au dénuement ? C’est pour mettre dans ses meubles l’amant de sa fille, c’est pour faciliter les relations adultères de Rastignac et de Mme de Nucingen. Comment l’auteur n’a-t-il pas compris que, si le père pouvait fermer les yeux sur les désordres de sa fille, Il y a quelque chose de révoltant à l’en faire le complice et l’entremetteur ? Comment n’a-t-il pas senti que c’était là avilir le caractère paternel, et, même au simple point de vue de l’art, commettre une impardonnable faute ? Qu’est-ce donc au point de vue moral ? Ce père qui jette sa fille dans les bras de son amant, et, témoin complaisant de leurs amours, en partage honteusement les joies clandestines, l’auteur a beau répéter à chaque page qu’il est grand, héroïque, sublime ; le lecteur trouve qu’il est tout simplement ignoble. Et