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théories socialistes. Ainsi vous lirez, dans Honorine, cette phrase singulière mise par l’auteur dans la bouche d’un prêtre : « En laissant de côté la question religieuse, je vous ferai observer que la nature ne nous doit que la vie, et que la société nous doit le bonheur[1]. » N’est-ce pas là un des axiomes des réformateurs contemporains que la société seule est responsable de tout ce qu’Il y a de mal, qu’elle a le pouvoir, et par la même le devoir d’y remédier, d’où suit que chacun de ses membres a droit au bonheur, et que, si la société tarde à le lui octroyer, il est suffisamment autorisé à se faire justice par ses mains ? Et à cet égard Il y a dans M. de Balzac bien plus que des phrases isolées : Il y a cette pensée générale, incessamment reproduite et amèrement développée dans vingt de ses romans, que l’organisation de notre société est mauvaise et appelle une réforme radicale, que le pouvoir et la richesse sont aux incapables et aux corrompus, tandis que le génie et la vertu restent pauvres, dédaignés ou proscrits. On voit que la politique de M. de Balzac vaut sa philosophie. Venons à sa morale.


III

Le roman, sans nul doute, n’a point pour mission de prêcher la morale : son mérite, c’est d’amuser ; son but, c’est d’intéresser et d’émouvoir, et on sait assez que les thèses de morale sont mortelles aux œuvres d’imagination ; mais c’est le magnifique privilège de l’art que toute œuvre vraiment belle, par cela seul qu’elle est empreinte d’une pensée élevée et procède d’une inspiration vraie, porte avec elle un enseignement et contribue au perfectionnement de l’âme. La leçon morale ne consiste point dans un dénoûment factice qui, au dernier chapitre, récompense la vertu et punisse le vice : elle est dans l’image fidèle des passions humaines, de leurs luttes et de leurs joies souvent amères. Soyez vrai dans la peinture des caractères, dans l’analyse des passions ; la morale ne vous demande rien de plus. Quelle que soit d’ailleurs la forme dont l’artiste ait revêtu sa pensée, qu’il ait jeté ses créations dans le moule du drame ou dans celui du roman, qu’il s’appelle Shakspeare ou Richardson, Molière ou Prévost, la vérité de ses tableaux sera toujours le meilleur préservatif contre la contagion du mal. Où le danger commence, c’est quand, sous prétexte de la peindre, l’écrivain fausse et défigure la nature humaine ; c’est quand il la montre sous des couleurs mensongères, et, en développant des idées fausses et des sentimens outrés, altère les sentimens vrais et obscurcit les saines notions de la conscience. C’est ce

  1. Honorine, tome Ier, chap. XV, p. 136.