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dramatiques une importance littéraire. La parole fixée sur le papier lui paraît plus grave, plus digne de respect que la parole récitée par la bouche d’un acteur. Pour estimer la valeur d’un roman ou d’un poème, il trouve tout naturel qu’on établisse des comparaisons laborieuses, qu’on cite les grands modèles du genre. Pour déterminer le mérite d’une pièce de théâtre, ce procédé lui semble inutile, inopportun, et souvent même ridicule. A-t-on ri, a-t-on pleuré ? Toute la question est là. Parler d’autre chose, c’est pur verbiage. Cependant aux yeux des hommes de bon sens Molière et Corneille n’ont pas moins d’importance que Lesage. Cinna et le Misanthrope appelle-t-il un examen aussi sérieux que Gil Blas, et nous voyons les nations voisines se ranger à l’avis de la France. L’Espagne ne place pas Calderon au-dessous de Cervantes. L’Angleterre ne met pas Fielding au-dessus de Shakspeare. L’Allemagne, malgré sa profonde admiration pour l’auteur de Wilhelm Meister, sait placer à son vrai rang celui de Wallenstein et de Guillaume Tell. Pourquoi donc le public français, lorsqu’il est assis sur les bancs du théâtre, prend-il pour règle de son jugement le plaisir ou l’ennui ? C’est une question qui vaut la peine d’être posée. Chez nous, l’éducation littéraire de la foule n’est pas moins avancée qu’en Espagne, en Angleterre, en Allemagne ; mais le nombre des œuvres qui se produisent sur les théâtres de Paris est tellement effrayant, tellement fabuleux, que le goût se déprave par la satiété. Si la foule n’écoutait chaque année qu’un petit nombre ouvrages dramatiques, elle apprendrait facilement à distinguer les pensées élevées des pensées triviales, les fines railleries des railleries vulgaires. Elle ne confondrait pas l’expression de la passion avec les tirades emphatiques, ni les coups de théâtre avec les péripéties vraiment poétiques. En écoutant chaque jour une pièce nouvelle, elle finit par ne plus séparer le vrai du faux, la grandeur de la jactance, et comme les comédies imaginées, ou plutôt fabriquées à Paris, sont traduites chez les nations voisines et représentées sur tous les théâtres d’Europe, elle ne consent pas volontiers à les prendre pour mauvaises. C’est un fait malheureusement avéré, que nous devons constater : tant que la production dramatique sera ce qu’elle est aujourd’hui, nous ne pouvons guère espérer que le goût public s’élève ou s’épure. Pour obtenir la réforme que nous souhaitons, que nous appelons de tous nos vœux, il faudrait que l’art prît la place de l’industrie, et bien habile serait celui qui pourrait prévoir le jour où s’accomplira cette merveille. Le théâtre aujourd’hui, à parler franchement, relève de l’économie politique. Il s’agit pour lui de produire en abondance, de produire sans relâche, de ne jamais demeurer les bras croisés. Tout ce qui tend à ralentir le développement de cette nouvelle industrie est condamné d’avance par les producteurs. Pourvu que la consommation suive la distribution, le problème est résolu, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’une pièce qui réussit doit narguer tous les jugemens. Étoffe vendue, bonne étoffe ; c’est une formule qui domine toutes les poétiques. Il n’y a qu’à s’incliner devant une telle déclaration.

Heureusement l’économie politique n’a pas encore envahi toutes les régions de l’art dramatique. Il reste parmi nous quelques esprits d’une nature délicate, qui tiennent à bien faire sans se préoccuper du succès, ou qui du moins ne pensent au succès qu’après avoir exprimé leur pensée dans toute sa franchise. C’est une méthode périlleuse, mais la seule qui mène à la