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passion. Presque toutes ces œuvres sont jetées dans le même moule. Celui qui en connaît trois n’a pas besoin de voir les autres et peut sans peine les deviner. Les types tragiques, dont tant de voix ont déploré ou raillé la monotonie, sont vraiment plus variés que les types dont se compose la comédie contemporaine. Un homme jeune, loyal et généreux, ensorcelé par une courtisane, c’est là un sujet dont le théâtre peut tirer parti, je n’en disconviens pas, mais qui n’est pas assez riche pour défrayer la scène pendant plusieurs années, et pourtant depuis plusieurs années nous ne voyons guère autre chose. Il serait temps de renoncer à ce thème usé.

Quant à l’histoire, il ne faut pas croire que le public la dédaigne au théâtre, comme se plaisent à le répéter ceux qui veulent se dispenser de l’étudier. Ce que le public dédaigne, c’est l’histoire dénaturée par la fantaisie. Jusqu’à présent, on ne lui a guère donné que des noms historiques ; l’histoire vraie s’est bien rarement présentée sur la scène. Il serait donc injuste d’accuser la foule d’indifférence pour les grandes figures qui dominent le passé. Elle n’a sur le plus grand nombre des événemens accomplis que des notions confuses ; mais elle ne se complaît pas dans son ignorance, elle est avide de connaître. Malheureusement la plupart des poètes qui touchent à l’histoire inventent le passé, au lieu de l’interpréter. Cette liberté absolue de l’invention est à leurs yeux une preuve de puissance, et leur croyance à cet égard me paraît tellement sincère, que je n’hésite pas à y chercher l’explication de leur dédain pour l’étude. Pour eux, connaître c’est aliéner la franchise de son allure. Ils redoutent le savoir comme une menace de stérilité. Cependant, soit que la poésie s’adresse à l’histoire, soit qu’elle choisisse pour thème de ses compositions la vie personnelle et privée, elle ne peut appliquer sa puissance qu’à des souvenirs précis. L’invention est sans doute un don mystérieux ; mais il ne lui est pas donné de tirer quelque chose de rien. Celui qui ne connaît ni la vie ni les secrets du passé, qui n’a pas aimé, qui n’a pas souffert, ne produira jamais que des œuvres inanimées. Cette vérité n’est pas familière aux poètes de notre temps. Si je dois estimer leur conviction d’après leurs travaux, ils pensent que l’invention est en raison inverse du savoir ou des émotions ressenties. Interpréter ce que disent les livres ou les souvenirs de la vie personnelle leur parait une tâche vulgaire, indigne d’un grand esprit. Ils veulent créer de toutes pièces les personnages qu’ils mettent en scène. L’expérience devrait les avoir découragés, et pourtant ils persévèrent, ils prennent pour glorieux ce qui est au-dessus des facultés humaines. Leur prétention est d’émouvoir sans subir l’émotion, d’enseigner une histoire faite à l’image de leur fantaisie, et ils s’étonnent de voir la foule déserter le théâtre, ils se plaignent de l’allanguissement des esprits ! Qu’ils se montrent plus modestes, qu’ils se contentent d’évoquer le passé, et la foule se pressera sur les bancs du théâtre pour recueillir leur parole. Leur prétention est condamnée par la raison. S’ils échouent dans leur tentative, c’est qu’ils méconnaissent la nature et les limites de la puissance poétique. Ce qu’ils prennent pour une menace de stérilité leur serait un puissant auxiliaire.

Ce qu’il y a de plus fâcheux dans l’état présent de la littérature dramatique, c’est que le public ne prend pas le théâtre au sérieux. Je veux dire qu’il le prend pour un simple divertissement, et n’attache pas aux œuvres