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d’un pays devient fragile et précaire lorsqu’il n’y a aucune égalité entre la richesse dont on dispose et les entreprises qui se multiplient ou les appétits qui veulent à tout prix se satisfaire. C’est là peut-être un des faits les plus saisissans de notre temps. Partout éclate la disproportion entre les ressources et les besoins. Les ressources sont nécessairement limitées, les besoins sont immenses. Le budget de bien des états, dans ces deux chiffres muets des recettes et des dépenses qui se regardent mélancoliquement, est plus éloquent qu’on ne suppose ; il est l’image des situations individuelles. Or, maintenant qu’une crise éclate dans ces conditions, elle met à nu toutes ces plaies intimes, elle rend plus poignant le malaise des existences privées. Avec des moyens qui se resserrent tout à coup, avec des besoins qui ne diminuent pas et en présence de l’élévation du prix de toute chose, les hommes ne peuvent plus vivre. Quel sera le remède ? Il y a d’honnêtes bourgeois à qui la responsabilité de leur propre conduite est à charge, et qui sont prêts tout aussitôt à réclamer l’intervention de l’état. L’état peut beaucoup sans doute : il peut tempérer l’excès des entreprises, il peut lever toutes les barrières pour faciliter les approvisionnemens. Ceux qui réclament des coups d’autorité et des réglementations ne s’aperçoivent pas que, pour arriver à dominer les crises, ils doivent commencer par être maîtres d’eux-mêmes, maîtres de leurs passions, de leurs besoins et de leurs convoitises.

L’état ! c’est là le dernier mot en effet. C’est là la providence de ceux qui seraient portés très souvent à n’en point reconnaître d’autre. Rien ne coûte plus qu’une responsabilité ; aussi volontiers chargerait-on l’état de tout faire, de tout régler, de tout prévoir, au risque de le compromettre dans de périlleuses aventures, en croyant lui faire honneur de sa toute-puissance. On lui demanderait presque d’avoir une littérature ou tout au moins de chercher à en avoir une, et ici on nous permettra bien, quoique sans mission particulière, de rectifier un certain genre de bruits mêlés à beaucoup d’autres dans les journaux étrangers, au détriment du gouvernement français. N’a-t-on point dit récemment au dehors, n’a-t-on pas publié que le gouvernement était intervenu pour manifester des préférences et des répugnances littéraires, pour tracer des règles de conduite à des écrivains, pour leur interdire certaines collaborations anciennes en les appelant à des collaborations nouvelles ? Le nom même de ce recueil n’a-t-il point été mêlé à tous ces bruits ? Rien n’est moins exact à coup sûr ; c’est une pure imagination qu’on aura prise pour une réalité. Il y a plus d’une raison pour qu’il en soit ainsi. D’abord le ministre de l’instruction publique, M. Rouland, qui est passé de la magistrature à ses fonctions nouvelles, a porté dans une administration qui touche de si près aux lettres une équité de vues et une impartialité d’esprit qu’on méconnaîtrait infailliblement en lui prêtant de telles pensées. En outre, si on considère la chose en elle-même, n’y a-t-il pas là un piège tendu par des zèles plus intéressés ou plus empressés qu’intelligens ? Nous n’oublions pas qu’en dehors du gouvernement on a prononcé un jour ce mot de littérature d’état, comme si l’état avait et pouvait avoir sa littérature propre, de même qu’il a un système de politique, une administration, une armée et des ingénieurs. Il y a quelque temps déjà, un réformateur assez bizarre proposait tout simplement de réglementer le domaine de l’intelligence, de donner une étiquette ou un uniforme aux écrivains et de les con-