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j’étais encore enfant, nous avions à la maison un beau vase d’albâtre transparent ; aucune tache n’en altérait l’admirable et virginale blancheur. Un jour, étant resté seul, je remuai le socle sur lequel il était posé ;… le vase tomba et se brisa en mille pièces. Je faillis en mourir de peur, et restai immobile devant ces débris. Mon père entra, et, voyant l’accident, il me dit : « Eh bien ! qu’as-tu fait là ? C’est fini ? notre beau vase est perdu à jamais, rien ne pourra nous le rendre. » Ces paroles me désolèrent ; je me mis à sangloter ? Je crus avoir commis un crime.

Je suis devenu un homme, et je viens de briser, avec la légèreté de l’enfance, un vase mille fois plus précieux.

J’ai eu tort de dire, en parlant de moi, que je ne m’attendais pas à un dénoûment aussi inattendu, et que je ne soupçonnais même pas ce qui se passait dans le cœur de Vera. Il est vrai qu’elle a su se taire jusqu’au dernier moment. J’aurais dû fuir dès que je commençai à sentir que je l’aimais, que j’aimais une femme mariée ; mais je restai, et dans le désordre dont je fus l’auteur, un être admirable a trouvé sa fin, et c’est avec désespoir que j’envisage les conséquences de ma faute…

Oui, en vérité, Mme Eltsof veillait avec un soin jaloux sur sa fille. Elle la préserva jusqu’à sa mort, et, au premier pas imprudent de celle-ci, elle l’a entraînée avec elle dans la tombe…

Mais il est temps de finir. Je ne t’ai pas conté la centième partie de ce que j’aurais pu t’avouer ; il m’a été déjà bien assez pénible de te parler comme je l’ai fait. Que tout ce que j’ai rappelé s’ensevelisse de nouveau au fond de mon cœur. En finissant, j’ajoute que je dois à l’expérience de mes dernières années une seule conviction, c’est que la vie n’est pas un amusement, une simple distraction ; elle n’est même point, une jouissance, mais une tâche pénible. Le sacrifice, un sacrifice continu, voilà quel en est le sens secret, le mot de l’énigme. Il ne s’agit point de chercher à satisfaire ses désirs, quelque élevés qu’ils puissent être ; il s’agit de remplir son devoir. Telle est la tâche que l’homme doit s’imposer. S’il secoue la lourde chaîne du devoir, il ne parviendra jamais à atteindre sans tomber le terme de sa carrière ; mais dans notre jeunesse nous croyons aller d’autant plus loin et plus agréablement que nous nous sentons plus libres. Cette erreur est permise à la jeunesse, mais il est honteux de la caresser lorsque la sombre vérité nous à enfin regardés en face.

Adieu. Autrefois j’aurais ajouté : « Sois heureux ; » aujourd’hui je te dirai : « Tâche de vivre, c’est moins facile que tu ne le penses. »


IVAN TOURGUENEF. (Traduit par M. H. DELAVEAU.)