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un jour, le 7 septembre, jour mémorable pour moi, voici ce qui arriva. Tu sais combien je l’aimais et combien je souffrais. J’errais sans cesse comme une ombre ; je ne trouvais de repos nulle part. Je me proposais de rester à la maison, mais je ne pus y tenir et me rendis chez elle. Je la trouvai seule dans son cabinet. Priemkof n’y était pas ; il était à la chasse. Lorsque je m’approchai de Vera, elle me regarda fixement et ne répondit point à mon salut. Elle était assise près de la cheminée. Un livre était posé sur ses genoux ; je le reconnus à l’instant même, c’était mon Faust. Ses traits exprimaient la fatigue. Je m’assis près d’elle. Elle me pria de lui lire la scène où Gretchen demande à Faust s’il croit en Dieu. Je pris le livre et commençai à lire. Lorsque j’eus fini, je jetai les yeux sur Vera. Appuyée contre le dossier de son fauteuil et les bras croisés sur sa poitrine, elle continuait à me regarder. En ce moment, je ne sais pourquoi mon cœur se mit à battre avec plus de force. Quelques mots prononcés avec une solennelle lenteur s’échappèrent enfin de ses lèvres.

— Qu’avez-vous fait de moi ? me dit-elle.

— Comment ? m’écriai-je tout troublé.

— Oui, qu’avez-vous fait de moi ? répéta-t-elle.

— Qu’entendez-vous par là ? Vous me reprochez sans doute de vous avoir engagée à lire de pareils ouvrages ?

Elle se leva silencieusement comme pour sortir de la chambre. Je la suivis des yeux. Arrivée sur le seuil de la porte, elle s’arrêta et se tourna vers moi :

— Je vous aime, me dit-elle ; voilà ce que vous avez fait de moi !

À ces mots, je me sentis chanceler comme pris de vertige…

— Je vous aime, je suis éprise de vous, répéta-t-elle avec calme.

Elle sortit, et ferma la porte. Je n’essaierai point de te décrire l’état dans lequel je me trouvais ; je me rappelle que j’allai dans le jardin ; je m’y enfonçai dans le bois, m’appuyai contre un arbre, et restai ainsi je ne sais combien de temps. J’étais comme anéanti ; mais un sentiment de bien-être indéfinissable traversait mon cœur par momens… Non ; je ne te dépeindrai pas ces instans. La voix de Priemkof me tira de cette léthargie : on lui avait envoyé dire que j’étais arrivé ; il avait quitté la chasse et me cherchait de tous côtés. Il fut tout surpris de me trouver seul dans le jardin sans chapeau, et me fit rentrer. — Ma femme est dans le salon, me dit-il ; allons la rejoindre. — Tu peux t’imaginer le sentiment que j’éprouvai lorsque je mis le pied dans le salon. Vera était assise dans un coin ; elle brodait. Je la regardai à la dérobée, et restai longtemps les yeux baissés. À mon grand étonnement, elle paraissait tranquille ; rien dans ses paroles et dans le son de sa voix ne trahissait la moindre émotion. Je me décidai enfin à la regarder plus attentivement. Nos yeux se rencontrèrent… Elle rougit un peu et baissa de nouveau la tête