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vieilles commodes aux ornemens de cuivre, les fauteuils blancs aux pieds fourchus et aux dossiers ovales, les lustres de cristal, en un mot le mobilier de nos grands-pères ; seulement il m’est tout à fait impossible d’en supporter la vue pendant longtemps. La chambre que j’occupe est meublée avec une grande simplicité ; j’y ai conservé une longue et étroite étagère dont les rayons sont couverts de verroteries antiques, et j’ai fait suspendre au mur le portrait de femme entouré d’un cadre noir que tu appelais le portrait de Manon Lescaut. La couleur s’est légèrement assombrie, mais il a peu changé du reste ; c’est toujours cette singulière expression de sensibilité et de finesse, ce sourire à la fois triste et insouciant, cette petite main aux doigts effilés qui laisse échapper mollement une rose à demi effeuillée. Les stores qui garnissent la fenêtre font mon bonheur ; ils étaient jadis verts, mais le soleil les a jaunis. Les peintures représentent des épisodes du Solitaire de M. d’Arlincourt ; l’effet est des plus grotesques…

Depuis mon arrivée ici, je me sens beaucoup plus calme. Une apathie complète s’est emparée de moi : aucune occupation ne me tente, personne ne m’attire, et rien ne réveille en moi la pensée ; mais je rêve, et tu conviendras que c’est là une occupation comme une autre. Les souvenirs de mon enfance sont venus m’assiéger les premiers… En tout lieu, et quels que fussent les objets sur lesquels je fixais mes regards, ils s’élevaient dans mon esprit avec une netteté, une précision rigoureuse jusque dans les moindres détails. D’autres souvenirs les remplacèrent bientôt, puis d’autres encore, et enfin, enfin je me détournai doucement du passé, et une tristesse pleine de charme succéda à cette évocation. Figure-toi qu’un jour, m’étant assis sur la digue, à l’ombre d’un saule, je me mis tout à coup à pleurer malgré mon âge, et j’aurais probablement pleuré longtemps, si je n’avais été surpris par une paysanne qui me regarda d’abord d’un air curieux, puis détourna les yeux, me fit un profond salut et s’éloigna. J’aimerais à rester dans les mêmes dispositions (aux larmes près, bien entendu) jusqu’au jour de mon départ, vers la fin de septembre, et serais fort contrarié si quelque voisin s’avisait de venir me rendre visite. Cela est heureusement peu probable, d’autant plus qu’ils habitent tous assez loin d’ici. Tu me comprendras, je le sais : comme moi, tu connais par expérience le charme de la solitude ; d’ailleurs le repos m’est devenu nécessaire après mes longs voyages.

Et puis je ne crains point l’ennui. J’ai apporté avec moi plusieurs livres et n’en manque point ici. Ma bibliothèque est assez bien garnie. Je l’ai ouverte hier et me suis donné le plaisir d’en passer en revue les volumes poudreux. J’y ai trouvé bien des reliques auxquelles