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qu’on appelle le goût : tel meuble est de bon goût, il est de mauvais goût… Voilà la seule formule de mes arrêts, dès que vous ne prétendez plus ressembler à l’art. Encore n’oserai-je insister, parce que l’objet qui m’a déplu plaira peut-être à mon voisin ; il plaira même à tous mes voisins, si la mode l’ordonne, la mode, cette sotte qui conduit tant de gens d’esprit.

On conçoit donc par quel secret prestige les porcelaines chinoises ont séduit les Occidentaux à diverses époques et en tous pays. Elles ne se recommandent pas seulement par la finesse de la pâte, par l’éclat des couleurs, par la beauté de l’émail, par la variété des formes, qui touche parfois, hélas ! à la difformité. Quoique toutes ces qualités soient le but principal d’une industrie, les vases chinois ont un mérite plus grand encore : ici la décoration est de pure fantaisie. Jamais naturaliste ne parviendra à déchiffrer la flore infinie que le pinceau des Chinois a créée ; les monstres et les oiseaux magnifiques s’entremêlent dans le plus grand désordre ; les ornemens, au lieu d’être comme les nôtres d’une régularité géométrique, se rient de la règle et du compas ; les paysages sont suspendus dans le vide, les ponts et les rivières se perdent dans les nuages, les arbres n’ont jamais existé dans la nature, les personnages eux-mêmes sont traduits d’une façon tellement libre qu’ils n’appartiennent plus à l’humanité. Ils semblent inventés uniquement pour orner les vases et les meubles ; la langue française rencontre juste en les appelant, par une locution familière, des Chinois de paravent. L’art n’a rien à de mêler avec ce monde où l’imitation n’est qu’un jeu, où tout est pour l’effet, où l’on se promène comme à travers un songe. Aussi, dans ce genre, la Chine a-t-elle élevé l’industrie à un degré que nous n’avons jamais pu atteindre. Plus les produits de nos manufactures de porcelaines sont élégans, riches, décorés avec une méthode claire et un art précis, plus ils nous laissent froids. Je ne parle point de ceux que peignent des artistes de profession ; ce ne sont plus des vases, ce sont des tableaux sur porcelaine. Néanmoins l’industrie proprement dite s’égare parce qu’elle se croit un art, parce qu’elle copie des fleurs vraies, des animaux vrais, des compositions sages, et met un peu d’or sur de tristes fonds blancs. J’aurais mauvaise grâce à prêcher ma théorie, car chaque peuple a son génie propre. Je regrette seulement, quand je vois nos porcelaines, que nous ne prenions pas quelques leçons des Chinois.


BEULE.