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Ce retour universel à l’étude de la Divine Comédie est un symptôme que nous recueillons avec joie. Il semble, au premier abord, qu’une œuvre comme celle de Dante ne doive intéresser désormais que la curiosité des érudits ; sa cosmographie est, détruite, ses mystiques étoiles se sont évanouies devant la science de Newton. Suspect aux catholiques timorés, car l’église a canonisé un pape qu’il avait jeté dans l’enfer, il ne l’est pas moins aux esprits indépendans pour sa théorie de la puissance impériale. Quelle langue commune pouvons-nous parler ? et qu’y a-t-il entre lui et nous ? Grave erreur : sous l’appareil condamné de ses fictions, au milieu des préjugés d’un autre âge, Il y a là une inspiration immortelle, la passion de la justice. Ce poète qu’on a tant étudié au point de vue de l’histoire et de l’art, il reste à l’interroger encore au nom de la morale militante. Il y a plus d’un rapport entre Pascal et Dante : tant que durera l’humanité, les Pensées de Pascal, et surtout sa théorie des trois ordres, seront la nourriture des âmes fières ; tant que les lois de la suprême justice ne seront pas exécutées sur la terre, la Divine Comédie offrira à ceux qui souffrent de sublimes consolations. Aujourd’hui particulièrement je comprends trop pourquoi Dante peut devenir un des poètes favoris de notre XIXe siècle. Dante était seul au milieu des factions qui déchiraient sa patrie ; supérieur aux luttes de son temps, ne voyant partout que fraude, convoitise, faiblesse, servilité, c’est-à-dire toutes les formes de l’intérêt, il s’était réfugié dans la cité idéale construite par son génie. Nous aussi nous sommes mal à l’aise dans ce monde, et nous apercevons au-dessus des partis dévoyés l’éternelle morale qui nous offre un asile. C’est là que sont les ressources de l’avenir ; c’est là qu’il faut dépouiller le vieil homme pour créer l’homme nouveau. Au milieu de ses extases, Alighieri était une intelligence pratique ; il ne séparait pas la vie active de la contemplation ; il ne s’est jamais détaché de la terre et de la réalité. Faisons comme lui. Soyons notre parti à nous seuls, recomposons-en silence l’élite généreuse dont l’humanité a besoin. Ayons notre enfer et notre paradis en nous-mêmes, punissons et récompensons les hommes au tribunal secret de notre conscience ; sachons aimer ; et puisqu’il le faut aussi en ce triste monde, sachons haïr ! Sachons aimer le bien, sachons haïr le mal ! Entretenons en un mot cette force spirituelle, cette passion du bien, cette soif de justice, qui est à travers les siècles le signe ineffaçable du grand gibelin. C’est le meilleur moyen d’obéir à l’inscription de Santa-Croce : Onorate l’altissimo poeta.


SAINT-RENE TAILLANDIER.