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se hâta de jeter l’interdit sur l’œuvre du poète de Florence. Cet interdit n’a pas été levé par la curiosité et le libéralisme de nos jours. L’Espagne avait trop à faire avec sa propre littérature. Avant de réveiller le souvenir de Dante, ne fallait-il pas tirer de l’oubli les œuvres nationales, depuis le poème du Cid jusqu’aux drames de Cald-ron ? Mais voici un incident assez inattendu : la littérature Scandinave, et, chose plus curieuse encore, la Russie elle-même, viennent de produire sur Dante des travaux d’un incontestable mérite. Ici, c’est une traduction danoise de l’Enfer par M. Molbech (Copenhague 1851), traduction en vers où la terza rima du Florentin est employée, m’assure-t-on, avec une habileté rare, et triomphe de maintes difficultés[1] ; là ; ce sont les études italiennes (Italienska studier, Upsal 1853) d’un écrivain suédois, M. Wilhelm Bottiger. M. Bottiger étudie surtout les origines de la poésie italienne, et il a inséré dans son livre une traduction suédoise des dix premiers chants de la Divine Comédie. Même travail en Russie, et plus remarquable encore. Déjà en 1843 M. Vandinia avait publié à Saint-Pétersbourg une version en prose des trente-trois chants de l’Inferno ; M. Dmitri Min a eu l’ambition de les reproduire en vers, et son œuvre a été accueillie avec éloges par les critiques du Nord. On vante surtout les dissertations qui l’accompagnent. M. Dmitri Min a largement mis à profit les travaux des Allemands ; il emprunte beaucoup d’idées à M. Wegele, à M. Witte, à M. Ruth, au roi Jean, mais il l’ajoute aussi des vues qui lui sont propres. Signalons enfin, au-delà de l’Océan, une traduction des dix premiers chants de l’Enfer par M. Parsons (Boston 1843). Les états Scandinaves, la Russie et l’Amérique en sont au point où nous en étions nous-mêmes il y a un demi-siècle : on n’y lit encore que l’Enfer. Dante n’est pas un de ces poètes qui peuvent être pénétrés du premier coup. L’historien Schlosser a lu neuf fois la Divine Comédie avant d’y trouver un vrai plaisir ; aujourd’hui il la lit avec enthousiasme, comme un bréviaire de morale religieuse, et il commente le Paradis dans de gracieuses lettres à un ami. Il faut cette volonté persévérante pour forcer la porte du sanctuaire. L’initiation a commencé pour l’Amérique, la Russie et les peuples Scandinaves. Ce travail sera mené à bien, et Dante achèvera ses conquêtes.

  1. On doit aussi à M. Molbech un drame en vers dont Alighieri est le héros : Dante (Copenhague 1852). L’action se passe sous le priorat du poète et se termine par son bannissement. L’œuvre de M. Molbech est peu dramatique, mais à défaut d’invention elle est pleine de sentimens élevés et témoigne d’une connaissance approfondie du sujet.