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ou à raison cette église dominatrice, Dante n’incline-t-il pas trop de l’autre côté ? Rassurons-nous : l’adversaire de la théocratie pontificale n’est pas disposé à sacrifier la liberté. Parmi les personnages du poème, remarquez ces deux figures ; elles vous révéleront la secrète pensée d’Alighieri. L’une appartient à l’enfer, c’est Curion, le lieutenant de César, l’homme qui lui conseilla de passer le Rubicon. Il est dans l’épouvantable neuvième fosse, et un démon lui a coupé la langue, à lui qui fut si hardi à parler, ch’a dicer fu cosi ardito ! L’autre au contraire a reçu, quoique païen, une grâce miraculeuse ; c’est Caton, le dernier défenseur de la liberté romaine, à qui Dieu a confié le gouvernement du purgatoire. Pourquoi ce châtiment infligé à un compagnon de César ? pourquoi cet honneur vraiment extraordinaire conféré au suicidé d’Utique ? Les commentateurs ne savent que répondre ; presque tous se taisent sur le compte de Curion. Quant à Caton, il représente, selon quelques-uns, la faculté de vouloir, et le commandement suprême qu’il exerce sur les âmes pénitentes indique qu’il faut un immense effort pour conquérir le ciel. S’il n’y avait là cependant qu’un symbole de morale chrétienne, l’exemple d’un suicide serait singulièrement choisi, et l’on comprend que M. Ozanam, scandalisé d’une telle invention, n’essaie pas de la défendre. Il ne faut pas croire non plus que ce soit seulement un souvenir du beau vers de Virgile :

Secretosque pios, his dantem jura Catonem.

N’est-ce pas plutôt que le hardi poète a voulu placer ici un correctif, ou du moins une explication de sa théorie de l’empire ? Dante est dévoué au saint-empire, mais il a horreur du despotisme. Voilà le sens de ces deux figures et de la place qu’elles occupent. Caton, comme Virgile, est un des maîtres de Dante ; dans le Convito, dans le De Monarchia à l’endroit même où il soutient si ardemment le droit des héritiers des césars, il parle du cœur très saint de Caton en termes magnifiques. Il n’y a pas là de contradiction ; l’empire, aux yeux d’Alighieri, c’est le gardien de la paix, le patron des états[1], ce n’est pas le maître absolu qui imposerait au monde une tyrannique unité. Il le dit expressément dans le De Monarchia : « Si je parle de l’autorité d’un prince unique, il ne faut pas croire que ce prince puisse faire la loi aux communes ; les nations et les cités ont des droits qui leur sont propres et qui exigent des institutions différentes. »

  1. Dante cite à ce propos l’éloquent passage où Cicéron glorifie la politique du sénat étroit dans les victoires de Rome, non pas une domination, mais un patronage exercé sur le monde. « Regum, populorum, nationum portus erat et refugium senatus… Itaque illud patrocinium orbis terrae verius quam imperium poterat nominari. » De Officiis, lib. II, c. 8. On sait combien cette apologie est contraire à l’histoire, mais la citation que Dante en fait ici révèle assez clairement quelle espèce d’autorité il voudrait attribuer à l’empereur.