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de la Béatrice de Dante où éclate manifestement un caractère supérieur à l’humanité, et il se demande à son tour si ce sont là les attributs d’une jeune femme de vingt-six ans. M. Ozanam a raison ; il a raison surtout, lorsque, évitant ici les abstractions dont il ne s’est pas toujours suffisamment abstenu, il maintient à la fois le caractère humain et le caractère mystique du personnage, et nous fait assister à cette transfiguration de l’amour.

Le roi Jean a fait de même. Plus complet que M. Ozanam dans son appréciation de Dante, interrogeant dans la Divine Comédie le poète et l’historien en même temps que le théologien philosophe, il a cependant une préférence marquée pour le disciple de saint Thomas d’Aquin. Il a étudié à fond la théologie du XIIe et du XIIIe siècle ; il connaît, il cite tous les passages des docteurs qui ont inspiré Alighieri. Bien que son livre ne ressemble pas à celui de M. Ozanam, il est évident qu’une même pensée les anime. L’auguste écrivain qui se cache sous le nom de Philaléthès n’a pas toujours réussi dans sa traduction de la Commedia, il est souvent pâle, diffus, languissant : son commentaire est l’un des plus savans et des plus originaux qu’on ait écrits. Or Béatrice, en ce commentaire, apparaît toute resplendissante de clartés. Certes rien ne dispense de lire le texte même de Dante ; c’est la qu’il faut voir la donna du poète, unie encore à l’humanité dans les derniers chants du Purgatoire, s’épurer peu à peu, s’illuminer, puis, devenant plus belle de cercle en cercle, s’asseoir enfin sur les trônes de la sainte hiérarchie, et « se faire une couronne en réfléchissant les éternels rayons. » Le commentaire du roi Jean ajoute pourtant quelque chose, si on l’ose dire, à ces merveilleuses peintures. L’interprète s’efface, ce sont les maîtres du poète qui prennent la parole. Tous ces docteurs dont Béatrice résume l’enseignement viennent lui rendre témoignage, et les rapprochemens sont si heureux, les citations si bien choisies, que la glose de l’érudit devient une œuvre d’art[1]. Je regrette seulement que Philaléthès reconnaisse dans Béatrice le symbole exact de la.gratia perficiens ; laissons là cette théologie imprudente : la grâce, c’est Dieu même,

  1. Cinq ans après la publication de ce beau commentaire, le prince Jean est devenu roi de Saxe. C’est le 9 août 1854 que la mort de son frère, le roi Frédéric-Auguste, causée par une chute de voiture, l’appela subitement sur le trône. Le roi Jean est resté ce qu’il était, il piu illustre dei frai cultori di Dante, comme l’appelle M. Charles Witte. Chaque année, le jour de sa fête, M. Witte lui dédie quelque étude de philologie dantesque, en italien ou en allemand. L’un des plus distingués parmi ces frères servans dont parle M. Witte, le vénérable M. Blanc, professeur à l’université de Halle et docteur en théologie, avait publié déjà sous le patronage du prince un livre d’une rare valeur, le Vocabotario dantesco ou Dictionnaire critique et raisonné de la Divine Comédie, 1 vol., Leipzig 1852. Le nom du roi Jean est inséparable désormais des noms de Dante et de Béatrice. Il y a quelques années, le prince était gravement malade, et se désolait de ne pouvoir mettre la dernière main à son commentaire du Paradis ; un écrivain du nord de l’Allemagne, M. Victor Strauss, composa à cette occasion de gracieuses strophes où il invoquait Béatrice et la conjurait de rendre la santé au plus dévoué de ses fidèles. Béatrice écoute la requête ; elle envoie Dante auprès du prince Jean, comme autrefois Virgile auprès de Dante, et le poète dévoile au commentateur, les mystères de son œuvre. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans cette pieuse communauté littéraire, dans cette réunion de frai cultori, où des hommes tels que Schlosser, Wegele, Charles Witte, sont associés à l’un des souverains de l’Allemagne ? — Citons encore un fait qui prouve que le roi Jean est depuis longtemps apprécié en Italie. L’abbé dalla Piazza, de Vicence, avait consacré une partie de sa vie à traduire en vers latins la Divine Comédie. Il mourut en 1844 sans avoir pu imprimer son travail, et il exprima le vœu que cette publication fût faite dans le royaume de Saxe. M. Charles Witte a accompli le vœu du studieux abbé ; il a publié sa traduction à Leipzig, et l’a dédiée au roi Jean.