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appellent le Catilina de Florence, le féroce Corso Donati, mais en même temps, afin d’assurer la paix de la cité, il bannit le personnage le plus considérable du parti des blancs, l’ami et le confident de sa jeunesse, le poète Guido Cavalcanti. Est-ce là le fait d’un homme qui n’a pas encore de principes arrêtés ? est-ce là un guelfe qui bientôt sera gibelin ? Je reconnais au contraire l’auteur du De Monarchia, le futur poète du Paradis et de l’Enfer. Il considère ses fonctions comme un sacerdoce, il est le théoricien et le prêtre d’un credo politique et religieux, prêtre inflexible, théoricien altier qui ne sait pas faire de concessions aux laïques. Ce sont les termes mêmes par lesquels un chroniqueur du temps[1] nous peint cette physionomie rigide : A guisa di philosopha mal gratioso non bene sapeva conversare con laici.

M. Ozanam avait déjà soupçonné ce fait, que M. Wegele a mis dans tout son jour. Il traite spécialement la question : Dante fut-il guelfe ou gibelin ? et il conclut qu’il ne fut ni gibelin ni guelfe selon le sens que ces deux mots avaient au XIIIe siècle. Malheureusement toute cette discussion est un peu vague, l’auteur se contente d’une demi-vérité. Il fallait reconnaître que Dante a été gibelin, mais en ajoutant aussitôt qu’il ne l’a jamais été à la manière des hommes de son époque. Gibelin désintéressé, il est le législateur conséquent des doctrines du moyen âge. C’est au nom de l’Évangile qu’il refuse au saint-siège le gouvernement temporel de la chrétienté ; Jésus-Christ lui-même n’a-t-il pas comparu devant les représentais de l’empereur ? Si c’est de Jésus-Christ que l’église tient son droit, le saint-empire du moyen âge a reçu le sien de cet empire romain devant lequel a comparu Jésus-Christ. L’établissement de l’empire est une œuvre directe de Dieu aussi bien que l’incarnation de Jésus. Bien plus, l’empire était indispensable à l’accomplissement du grand mystère par lequel un Dieu fait homme a racheté la faute d’Adam ; comment cela ? Le voici, et cette explication vous montrera le philosophe et le casuiste du moyen âge poussant jusqu’aux plus étranges subtilités la passion de la logique. Jésus-Christ devait mourir pour sauver l’humanité tout entière ; il fallait donc que sa sentence fût prononcée par une autorité à laquelle le monde entier était soumis. Supposez le Christ condamné à mort par une juridiction particulière, il ne mourra pas au nom de l’humanité, frappé par elle et pour elle. Les décrets de Dieu ont réglé les choses autrement ; lorsque Pilate jugeait le Christ, il était le délégué de l’empereur Tibère, la sentence était valable pour le monde, le sang divin était versé pour toute l’humanité, la rédemption put s’accomplir[2] ! Ces naïfs et audacieux

  1. Giovanni Villani, Istorie, lib. VIII, c. 134.
  2. Voyez, sur cette singulière argumentation, tout le livre II du traité De Monarchia, si brillamment résumé dans le discours de l’empereur Justinien au 6e chant du Paradis. En expliquant ce discours de Justinien, le roi de Saxe a jeté la plus vive lumière sur le système politique de Dante. Voici le titre de l’ouvrage du roi de Saxe, publié par lui sous le pseudonyme de Philaléthès : Dante Aligheri’s Goelttiche Comœdie, metrisch übertragen und mit kritischen und historischen Erlaeuterungen versehen, von Philaléthès, 3 vol. in-4o, Leipzig et Dresde 1849. — Au sujet des opinions politiques de Dante, il faut citer aussi le livre de l’abbé Troya, Del Veltro allegorico di Dante, 1 vol., Florence 1826. On sait qu’au premier chant de l’Enfer Virgile prédit à Dante que la louve de la forêt sera chassée un jour par un lévrier, veltro. Quel est ce veltro allegorico ? Est-ce un des princes gibelins de l’Italie ? N’est-ce pas plutôt l’empereur d’Allemagne ? Cette dernière opinion paraît la plus probable. L’abbé Troya croit que le veltro de Dante est le vaillant vicaire impérial de Gènes, Uguccione della Fabiola, qui soutint énergiquement l’empereur Henri de Luxembourg. C’est une erreur aujourd’hui démontrée ; mais le livre de l’abbé Troya n’en est pas moins une œuvre excellente ; il est plein de faits nouveaux, de détails précieux, et présente un tableau complet de la politique italienne à l’époque d’Alighieri. L’opinion de l’abbé Troya sur le veltro allegorico a été adoptée d’ailleurs, avant les rectifications de la critique allemande, par des écrivains d’élite ; M. Cesare Balbo s’est rangé à son avis. L’ouvrage de l’abbé Troya, le Secolo di Dante, de M. Ferdinando Arrivabene, et la Vita di Dante, de Cesare Balbo, sont, depuis le commentaire d’Ugo Foscolo, les meilleures études qu’ait produites en Italie la littérature dantesque.