Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/487

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du poète à travers ses fluctuations apparentes. Le système de M. Witte est adopté aujourd’hui par les premiers romanistes de l’Allemagne[1] ; M. Auguste Kopisch, M. Franz Wegele, M. Schlosser lui-même sont entrés dans la voie qu’il a ouverte. Plusieurs critiques italiens, M. Picchioni, M. Giuliani, d’autres encore, ont accueilli avidement les vues du professeur de Halle et les ont propagées parmi les lettrés de la péninsule. Il y a là tout un événement littéraire. Qu’a donc fait M. Witte ? Avant Fauriel et Ozanam, M. Witte a prouvé que les Opere minori de Dante, la Vita nuova et le Convito, étaient l’introduction de la Divine Comédie et que ces trois ouvrages, à y regarder de près, composent un tout. Fauriel deux ou trois années après M. Witte[2], dans son cours de 1833, a soumis aussi la Vita nuova et le Convito à sa judicieuse critique, mais Fauriel s’attache surtout à y trouver la préparation intellectuelle du poète. S’il ne s’agit que de démêler dans ces ouvrages la nature complexe de l’inspiration d’Alighieri, son mélange d’enthousiasme et de subtilité, ces combinaisons géométriques, astronomiques, si étrangement associées aux extases de l’amour, il n’y a rien à ajouter aux dissertations de Fauriel. Ce n’est pas là cependant, aux yeux de M. Charles Witte, le seul intérêt que présentent les Opere minori ; la Vita nuova et le Convito unis à la Divine Comédie sont pour lui une série de mémoires intimes où le poète nous raconte le travail intérieur de son génie et la transformation de ses croyances.

Avant les études de M. Witte, tout était obscur dans les opinions d’Alighieri. Était-il sincère quand il se battait sous le drapeau des guelfes ? Obéissait-il à sa conviction ou à d’implacables rancunes quand il passait dans le camp des gibelins ? Autant de questions insolubles. L’explication la plus simple, c’est que Dante, exilé de sa patrie, s’était fait gibelin par vengeance. Coriolan était passé aux Volsques, et il n’y avait pas de Véturie pour le fléchir. Singulière violence chez un homme si maître de sa pensée et si assuré dans ses principes ! Comment des admirateurs d’Alighieri n’ont-ils pas vu qu’une telle explication ruinait l’autorité de sa parole ? Je regrette de la trouver chez les plus illustres critiques de la France et de l’Italie, chez ceux-là surtout qui ont le mieux compris la sublimité de ses conceptions

  1. Un seul, M. Emile Ruth, après avoir paru suivre M. Witte dans son Histoire de la Poésie italienne (2 vol., Leipzig 1844), a contredit amèrement son système dans ses Études sur Dante Alighieri (1 vol., Tubingue 1853). Il est évident néanmoins que M. Ruth, tout en se séparant de M. Witte, profite encore de ses indications.
  2. M. Witte a exposé son système en 1824 dans un recueil littéraire intitulé Hermès ; il l’a repris et développé quelques années après dans un livre intitulé Ueber Dante (Breslau 1831), et plus récemment encore dans l’excellent commentaire qu’il a joint aux poésies lyriques de Dante traduites par M. Kannegiesser. Dante Alighieri’s lyrische Gedichte, übsrsetzt und er klärt, von K.-L. Kannegiesser und Karl Witte, 2 vol., Leipzig 1842.