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tine d’en faire un esprit naïf. C’est abuser des privilèges du génie. Il paraît que Jean-Jacques a inondé l’Europe de ses romans. Quelle découverte ! les ignorans croyaient jusqu’à présent qu’il n’avait écrit qu’un seul roman, la Nouvelle Héloïse. Ce n’était pas assez pour inonder l’Europe. Quelle erreur ! Jean-Jacques Rousseau, pendant trente ans, a chanté le ranz des vaches à la France étonnée et charmée. Pour la Nouvelle Héloïse, passe encore, il ne faut pas se montrer trop sévère ; mais l’Émile, mais les Confessions, mais le Contrat social, comment les ramener au ranz des vaches ? Et le Discours sur les sciences, et le Discours sur l’origine de l’inégalité, est-ce encore le ranz des vaches ? Qui diable se serait avisé de cette merveilleuse comparaison ? Un projet de constitution pour la Pologne, une lettre à l’archevêque de Paris, toujours le ranz des vaches ! Quelle mélodie ! C’est à désespérer tous les musiciens. Il faut voir cependant comme M. de Lamartine juge les prosateurs qui ont précédé Rousseau. Il les tance vertement. Fénelon, prose molle ; Bossuet, prose brusque. On croyait que Fénelon, en écrivant les Aventures de Télémaque, avait abusé du souvenir de l’Odyssée, mais on se plaisait à reconnaître l’élégance de son style : autre bévue que nous devons enregistrer ; l’élégance n’est que de la mollesse. Nous pensions que les Oraisons funèbres et le Discours sur l’Histoire universelle pouvaient se comparer, pour l’abondance et la majesté, aux plus belles pages de Cicéron : que nous étions mal informés ! Le seul mérite de Bossuet, c’est la brusquerie. Quant à Buffon, il est trop majestueux, et décrit les mœurs des animaux sans témoigner la moindre sensibilité. M. de Lamartine n’hésite pas à le baptiser du nom d’athée. Le mot est dur, mais l’ombre de Buffon pourra se consoler en songeant au ranz des vaches chanté pendant trente ans par Jean-Jacques Rousseau ; puis il a préparé la langue de la science pour Herschel et Audubon, un astronome et un naturaliste qui ne s’en doutaient pas. Le portrait de Buffon est un des plus curieux que nous puissions citer, car l’écrivain français se trouve avoir préparé dans un autre idiome la langue d’un astronome et d’un naturaliste. Je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin dans le domaine de l’invention.

L’éloge donné à M. Michelet ne manque pas non plus d’originalité. Shakspeare de l’histoire ! Reste à savoir si la science historique et l’art dramatique s’accommodent de cette alliance. M. Cousin aurait enseigné à la France la philosophie de l’enthousiasme ; malheureusement on attendait de lui le mot de Dieu, et il n’aurait dit que des demi-mots. Si l’Ecosse et l’Allemagne lisent le portrait de M. Cousin, elles s’étonneront quelque peu, j’imagine. Reid, Dugald Stewart, Hamilton, ne sont pas précisément des enthousiastes. Leibnitz et Kant, Fichte, Schelling, Hegel, ne sont guère connus sous cette dé-