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de lutter avec la plume facile de Scudéri, et M. de Lamartine, pour humilier les impuissans, tient à produire bon an mal an quelques milliers de pages. Nous autres gens de peu, nous sommes confondus. Nous ne pouvons lutter avec lui. Nous voulons savoir pourquoi nous parlons, et nous hésitons avant de parler. M. de Lamartine n’hésite jamais. Quelques esprits chagrins se permettront de relever çà et là, dans les jugemens qu’il prononce, quelques erreurs de chronologie; ils ont grand tort, et je les plains, c’est la manière la plus sûre de trahir leur impuissance. Les poètes ne relèvent pas de la chronologie; ils parlent, chacun le sait, la langue des dieux, et vivent dans l’éternité. Nous autres petits esprits, qui ne parlons que la langue humaine, nous prenons la peine d’apprendre dans quel temps, dans quel lieu les événemens se sont accomplis. Les écrivains qui vivent dans l’éternité ne s’occupent jamais de ces menus détails, et j’avoue qu’ils ont bien raison; ils profitent de leur privilège.

Tout irait bien jusque-là, si les admirateurs de M. de Lamartine, parmi lesquels je tiens à me ranger, ne poussaient leur indulgence un peu trop loin. Ils ne permettent pas qu’on relève les erreurs du poète devenu critique. Il est vrai qu’il a choisi la critique, personne ne l’ignore, comme un pis-aller, comme un délassement. Il juge les vivans et les morts, parce qu’il n’est plus en humeur d’inventer. C’est une manière ingénieuse de justifier la définition de la critique. Il ne peut plus inventer, et il veut juger. Cette démonstration ne me paraît pas victorieuse. On ne m’accusera pas de dénigrement, je l’espère du moins. Personne n’admire plus que moi les Méditations et les Harmonies, ose même dire que personne ne les a jamais louées avec plus d’empressement; mais quand je vois M. de Lamartine s’aventurer sur le terrain de la critique, je regrette sa crédulité. Je me rappelle involontairement l’anecdote de ce grand seigneur du siècle dernier à qui l’on demandait s’il savait jouer du violon et qui répondait : « Je n’ai jamais essayé. » M. de Lamartine, qui a dépensé les plus belles années de sa vie dans l’expression de ses joies et de ses douleurs personnelles, et qui, dans ce domaine étranger à l’étude, a conquis une gloire retentissante et légitime, s’est avisé un beau matin de toucher à l’histoire littéraire, non pas pour l’étudier, fi donc ! mais pour la raconter, ou plutôt pour la deviner. Hélas! la divination est un art perdu, tout dégénère; les plus puissans, comme les plus infimes, sont aujourd’hui obligés de s’informer avant de parler. L’âge d’or est passé depuis longtemps, nous sommes aujourd’hui dans le siècle de fer. On a beau parler la langue des dieux, bon gré mal gré, il faut accepter cette cruelle nécessité. Adam, de qui les poètes ne relèvent pas, puisqu’ils sont de race